à ce stade de la nuit il n’est plus question de rêver évacuer les faux semblants, les illusions les espérances, gommer les errances, ne pas parler de poésie – à ce stade de la nuit rester là prostré à n’attendre rien les yeux ouverts fixés au plafond et uniquement respirer et se concentrer sur ce flux uniquement le mouvement de l’air du sang au cœur de l’âme – à ce stade-là de la nuit continuer à penser quand même tout ça ne servira à rien mais écrire quand même les yeux ouverts et les poings serrés se détendre oublier Venise oublier Gioia Tauro la cathédrale du Sud oublier les prébendes les négociations les demandes les courbettes les mains serrées et les mots inutiles et ne penser qu’à dieu et l’implorer le supplier le prier – à ce stade de la nuit ça ne sert plus à rien – quelle heure est-il quel temps fait-il – à ce stade de la nuit comme si ça existait comme si le reste du monde vivait sa vie sa vraie vie celle-là même celle des libertés des rires et des charmes – à ce stade-là, à ce stade de la nuit plus rien n’existe et sur ce mauvais lit je m’endors
c’est à ce stade de la nuit que les choses commencent à aller mal parce qu’il ne faut pas que je m’endorme, il faut que je garde à l’esprit que je suis de garde, je garde, je le garde, je suis responsable de sa survie tandis que lui il dort, mon arme comme si elle était chargée et comme si j’allais m’en servir, les autres dorment, les autres vaquent vont viennent parlent conspirent luttent décident sûrement et moi je suis là, j’ouvre sa porte pour qu’il ait de l’air, le vieux est malade et moi je fixe le jardin, le palmier, le vent l’air les odeurs de lauriers, il ne faut pas que je m’endorme, il ne faut pas que je me lève, à l’esprit je le garde, je dois garder les yeux et l’esprit ouvert calmement attentivement je suis là patiemment je le garde er je ne dors pas
à ce stade de la nuit Anna Laura allongée à côté de son mari – tout, tout est faux mais elle est là, elle dort, lui dort et à ce stade de la nuit un peu comme dans un conte de fées on voit leurs esprits qui s’élèvent hors d’eux des nuages vaporeux pastels pâles qui se dissolvent dans l’air de la chambre et qui par la fenêtre ouverte, à travers les grilles s’échappent on dirait qu’ils s’égayent s’envolent s’ébattent au ciel il y a les étoiles fatalement les nuages peut-être il se pourrait qu’il pleuve il pleut toujours au printemps on est content quand il pleut et s’il avait plu ce seize mars-là, mais non, il ne pleut pas il fait doux il faut penser à autre chose ça n’a pas tellement d’importance – à ce stade de la nuit plus rien n’en peut avoir on rêve on laisse aller les choses on range on change on oublie et on ne garde que ce qui nous est cher l’amour des siens et de ceux qu’on a choisis ou qui nous ont choisie : Anna Laura dort sans penser sais-tu si on pense en dormant si on se souvient si on a encore des envies des joies ou si au contraire tout a pris une couleur de mort de sang (comment ça au contraire ?) cette couleur de ce rouge-là de ces cris de ces bruits métalliques de ces impacts ces bruits ces claquements ces odeurs ces plaies ces silences et tout à coup ces terreurs qui tout à coup se précipitent sur toi t’étreignent et t’éveillent, en sursaut où est-ce que je suis ?
à ce stade de la nuit le train file les voies sont vides et libres et le train file, je suis accoudé à la fenêtre et le paysage défile on ne voit pas grand-chose lumières ici falotes là une rue qui s’enfuit et toi tu crois que je pense mais non je ne pense à rien la fenêtre est fermée et les lumières du couloir se reflètent empêchent à peine de voir je vais allumer une cigarette je vais ouvrir me tenir dans le sens de la marche et tu crois que je suis déterminé mais non ça m’est égal les choses à faire à ce stade de la nuit ne servent à rien ne me sont de rien je regarde défiler le paysage de ce pays, là qui passe, parfois je me dis que c’est pour lui que je me bats et ça ne me fait plus sourire pas plus que ça dehors il fait doux, presque chaud mais pas encore, les pins parasols de préférence les ifs qui bordent les cimetières ça ne me plaît pas plus que ça non plus il n’y a pas de lune il n’y a pas d’étoiles le train file sur ses voies libres et je rentre mon âme n’a pas d’état, dormir non pas à ce stade de la nuit non je ne dors pas d’ailleurs je ne suis même pas moi je ne suis personne je voyage en train d’une ville à une autre je vais ici, je reviens de là, le train va et la voie est libre, je n’ai pas plus de papiers que d’arme je ne dispose de rien d’autre que de mon sac avec quelques affaires une brosse à dent et une autre à cheveux un pyjama des chaussettes peut-être un livre une petite boite contenant quelques cachets qui tranquillisent et que je n’utilise jamais que je n’utiliserai jamais dans mon portefeuille des billets de banque une carte d’identité qui n’est pas la mienne avec une photo qui ne me ressemble pas des moustaches que je ne porte jamais une profession que je n’exercerai jamais dieu merci ou alors peut-être je ne sais pas de quoi demain pourrait bien être fait et d’ailleurs à ce stade de la nuit c’est déjà demain
à ce stade de la nuit je ne rêve pas ce n’est pas que je dorme mais je ne rêve pas je pense à ma mère ou à la sienne ou encore à sa femme qu’il appelle Noretta et son petit fils qu’il dit s’appeler Luca – ce matin disait l’autre maman est morte – il y avait une chanson qui faisait I will finally find the man I love et de l’autre côté du lit c’est ma femme qui dort, la femme de l’ingénieur de vingt-cinq ans le type qui va travailler tous les matins qui s’en va vers sept heures et quart après le café – il faut bien aller travailler faire comme si ces choses-là étaient importantes comme si la vie était à gagner alors qu’elle n’est qu’à prendre – il y a une autre chanson qui fait All of me why don’t you take all of me et dans ces moments-là à ce stade de la nuit peut-être les chansons me reviennent je vois ce type qui a réussi, c’est un type bien, il est jeune, vingt-cinq ou trente ans peut-être il jouit d’une position, ma mère aurait dit « il a une situation » il sait ce qu’il a à faire il part tous les matins vers sept heures et quart pour rejoindre son travail un type qui a réussi un complet croisé trois pièces et un attaché-case il part il n’a pas encore d’enfant mais il est jeune encore ils se sont installés là il y a peut-être quatre ou cinq mois e ne sais plus, au début de l’automne quelque chose comme ça, oui une femme très mignonne gentille serviable brune ah oui bien faite oui mais jamais une dispute rien très calmes et joyeux – des gens parfaits
verso :
à ce stade du numéro deux je recherche quelque chose comme un film qui aurait été projeté dans une salle de cinéma romaine de la place Barberini - un cinéma qui a été attaqué un jour par les brigades rouges auquel elles ont mis le feu (il faudrait savoir pour quelle raison cette salle-là - Après les affrontements du 4 juin à Rome entre extrémistes de droite et de gauche, c'est le cinéma Barberini, où devait avoir lieu une réunion du M.S.I. (parti néofasciste), qui a été détruit par un incendie dans la nuit de samedi à dimanche - canard du 8 juin 1976 - l'attentat n'est pas revendiqué par les Br mais par un parti inconnu titré ou intitulé Les Nouveaux partisans) - il semble que Barberini est le patronyme d'un certain Carlo, cardinal et neveu du pape (235) Urbain 8 (c'est un pseudo, comme ils en prennent tous un - son vrai nom de famille, à ce pape-là est Maffeo Barberini (1538-1644))
lors d'un voyage à Rome, visite du palais Barberini musée d'art moyen âge ou quelque chose -pas fait le rapprochement mais ils se trouvent,lui et le cinéma sur le même territoire pâté de maisons-bloc coin de ville
ce qu'il y a de sûr c'est qu'un soir de mai, entre six heures et neuf heures du soir, le trois pour être précis (mais ça ne sert à rien) ils et elles sont quelques un.es (3 puis 5 - ce ne sont pas les cinq du recto, il n'y a là que celui du train) à parler sur cette place et/ou dans un café (mais ils et elles parlent sans que ça ait la moindre influence - d'ailleurs l'influence est une vaste blague - sur le cours des choses d'ores et déjà établi) (les cafés de la place ont déjà été explorés lors d'une investigation précédente - si j'y arrive, je pose un lien : c'est là) - j'ai trouvé le film qui me convient et titré La ragazza dal pigiama giallo (soit la fille au pyjama jaune) (un film du genre giallo - policier en italien (le jaune étant la couleur des livres policier comme ici la série de ce genre était noire) (est toujours d'ailleurs) - série f ou g) produit par un type qui a aussi, parce qu'il est d'abord peut-être scénariste, écrit le scénario de La donna è una cosa meravigliosa titre que les distributeurs de notre si beau (et galant) pays ont transformé, s'exclamant, en La femme, quelle chose merveilleuse ! (réalisé par Mauro Bolognini, 1964) (quinze ans avant, certes) - toute une époque hein...
(il a beau avoir brûlé il existe toujours)

verso (demain)
en sortant (on y allait toujours à pieds) le rideau de la loge de la concierge d’en face bougeait (c’était la mère du proprio – la chambre – 12 mètres carrés à tout péter, troisième droite chiottes entre le 2 et le 3 – était louée de la main à la main (parce qu’il n’y a pas de petites économies – le fils possédait l’immeuble) deux cents francs par mois) on prend à gauche, la première à droite (Allent) petit boyau charmant, puis à gauche (Verneuil – on passe devant la boutique des éditions, en face la maison de l’homme à tête de chou) puis à droite (Saints-Pères) au coin un cabaret (don Camillo il me semble) tout droit un marchand d’œufs or/céramiques etc. – on prend à gauche (Jacob) on passe devant l’échelle (à droite Saint-Benoit et le petit – restaurant chic peu cher cependant alors – devant la maison à Margot (Duras) à gauche (assiette au beurre) puis le ciné, là, en sous-sol – rarement – au dessus vivait JPS et sa mère qu’il vouvoyait) tout droit jusque Seine (on passe devant le seuil ses éditions et son arbre) on tourne à droite on passe devant la table d’Italie (épicerie traiteur : des pâtes au ragoût les jours de paye) on prend à gauche (Buci) au coin, un bar où assis on croise parfois, tiré à quatre épingles (ça ne se dit plus : ça veut dire très bien habillé – suivant certains critères de l’élégance plutôt masculine) Albert Cossery qui paresse un peu – on va tout droit (à droite vivait un Michel qu’on salue) jusqu’au croisement, là deux ou trois écoles : soit à gauche vers l’action Christine (même rue) soit tout droit vers le Saint-André (même rue – la meilleure salle de Paris) (d’accord : l’une des) soit à droite vers celui de l’Odéon : cette dernière éventualité pour cette fois, tourner à gauche sur le boulevard, prendre la rue de l’École de Médecine un peu à droite puis tout droit (la pâtisserie viennoise délikatessen, juste là, des schneiks au besoin (pains aux raisins glaçage sucre blanc) là le Racine en sous-sol, on passe, en face restaurant grec Acropole (pas si bien qu’on croit : fermé) on croise le boulevard (un coin, Gibert, à un autre un Dupont-Latin (café bar brasserie) qui n’existe plus depuis des lustres) on arrive au Champo (tout au fond tout droit Jussieu mais avant ça un autre ciné) – on prend à droite (Médicis où va la Kérangal si j’ai bien compris) on monte la rue jusqu’à la place, on prend à gauche puis à droite, puis tout droit celle du Panthéon (le ciné n’a pas le nom de la rue, lequel est Victor Cousin) : à cette époque-là on était accueilli comme des chiens dans un jeu de quilles (ça ne se dit plus non plus : ça veut dire très mal) – on allait voir quoi déjà ? Je ne sais plus, mais je me souviens de cette chanson qui faisait « plus jamais aller seul au cinéma / pas pour le film mais pour ce qu’on y f’ra / y’a pas de honte » etc – et aussi celle qui faisait « vais-je te prendre par les hanches/ comme sur l’écran de mes nuits blanches » ou encore « le fauteuil où elle se croit en sûreté / ne m’empêche pas ma foi d’arriver à l’embrasser / j’ai pas vu si Gary sort gagnant / mais comme c’est le cinéma permanent/rappelle toi ma chérie on est restés un an / et on a eu beaucoup d’enfants » – enfin la chanson, le cinéma, tout ça… deux parties liées
J’aime décidément cette ambiance italienne que tu installes. Un faible pour la scène du train (et pas seulement pour le train)
merci à toi à nouveau…
Merci Piero pour ces mots, ces portraits, ces personnages, ces voyages dans la nuit et pour la photo aussi. Bien à toi.
merci à toi Clarence (et bon anniversaire à nouveau)
on entre toujours dans une intense navigation avec toi, cher Piero, et c’est pour ça qu’on revient vers toi
un rien allume la poudre et anime des personnages qui fument ou rêvent ou traversent une place italienne, tout est si naturel, coule de source, et on te suit jusqu’à l’attaque du cinéma Barberini. Ce n’est pas un cinéma ? Si si, finalement je viens de relire, c’est bien un cinéma et peu importe le film…
merci à toi
non, le film on s’en fiche un peu c’est vrai… Merci Françoise
c’est tellement dense, habité, une veille fragile entre deux mondes, tu nous y entraînes sans jamais forcer, merci (et pour l’Italie aussi)
merci à toi Caro…
Quelle nuit, quelles nuits, quelles atmosphères, entre rêve et veille, ou comment la nuit contourne celui qui se croit sur ces gardes. Et cette phrase, « l’influence est une vaste blague », merci pour tout ça.
c’est vrai, il me semble, pour cette phrase – peut-être suffit-il d’y croire ? – merci à toi Laure (bonne suite)