RECTO
à ce stade de la nuit il fallait patienter, repousser le moment où tout serait lu, où la dernière page serait définitivement tournée, où l’on dirait c’est fini, comme à la fin d’une histoire d’amour ou d’amitié, où l’envoûtement serait rompu, où il faudrait reprendre pied dans un réel qui ne serait plus tout à fait le même, puisque quelque chose d’autre aurait été entrevu à l’horizon, où le sentiment d’être aurait été magnifié, et il faudrait abandonner alors cette déambulation au sein d’une écriture qui vous froissait comme de la soie. Je posai le livre achevé, sans le fermer, laissant les dernières lignes prendre leur envol sans précipitation. C’était le 22 août 2024.
Puis je le referme et m’attarde sur la couverture, que je n’avais pas vraiment explorée, comme une façon de prolonger la complicité. C’est un livre de poche, dans la collection biblio où sur la partie inférieure patiente une reproduction de peinture avec un groupe de sept personnes sur un balcon ou une terrasse avec la mer en arrière-plan, certains assis sur des fauteuils et des chaises, deux femmes debout l’une face à nous, l’autre admirant le paysage. L’élégance des personnages, disposés sur la toile avec soin, nous donne à imaginer un milieu aisé; on se sent chez Proust à Cabourg, à cette époque-là. Sur la quatrième de couverture, il est dit qu’il s’agit d’une peinture de René-François Prinet Au bord de la Manche, qui se trouve au Musée de la Chartreuse à Douai. C’est une huile sur toile peinte vers 1920. J’avoue ma méconnaissance de ce peintre français. Certes ne sont pas les personnages des Vagues de Virginia Woolf, mais ils ont sept, comme ceux évoqués dans le récit, l’époque est similaire, la mer est un personnage du tableau et l’on rêve en les regardant aux pensées qui les traversent et aux discussions qu’ils peuvent partager. Curieuse, je me saisis de l’autre livre en Folio classique traduit par Michel Cusin, la première traduction étant de Marguerite Yourcenar, puisque j’ai lu les deux en parallèle, juste pour le plaisir des langues. C’est une peinture aussi, plus simple, où l’image recouvre les trois-quarts de la couverture : la reproduction d’un détail du tableau de Alphonse Osbert La vague à Dielette. L’illustration « colle » au titre sans avoir à se poser de questions.
Ce livre a pris son temps pour infuser en moi. Acheté en 2003, achevé en 2024. Après tout, il raconte le temps d’une vie, en une écriture incarnée en mille facettes, se cristallisant dans la pensée des sept protagonistes. La lecture est terminée, la rumination commence.
à ce stade de la nuit, je me remémore le cheminement étrange qui m’a emmenée dans l’ombre de Virginia Woolf, et je me souviens très bien d’une autre lecture, celle de Nevermore de Cécile Wajsbrot. Il faut remonter le temps. Nous sommes en été 2022, et ce livre attend sur mes étagères depuis le 28 juin 2021. Je me plonge dans ce récit où le travail d’une traductrice de Virginia Woolf est narré, où le temps passe, et où un passage vient de se creuser dans l’écriture de Woolf qiu ne se refermera plus.
L’autrice fait le récit d’une traductrice française installée à Dresde menant un travail de traduction sur Le temps passe, la partie centrale de La promenade au phare de Virginia Woolf où la romancière anglaise tente de décrire le passage du temps au travers d’une maison inhabitée. Je repose le livre, après une seconde lecture qui suit juste après, pour rester dans cette atmosphère où il me semblait essentiel de demeurer avant de passer à autre chose. Je comprends que je viens d’être hameçonnée par une écriture, dont je ne pourrais plus me défaire. Il y a parfois des déclencheurs nécessaires pour aborder certains rivages. Le livre me parle de traduction, de fantômes, de passé, de présent, de rencontres, de livres à lire en urgence, et ils sont là sur les rayonnages tout près à être saisis. La promenade au phare Mrs Dalloway, Les Vagues : ils sont tous là. Je subis un effet d’aimantation dont je ne reviendrai pas. Quelque chose lâche prise en moi, comme si les mots que Virginia utilise l’étaient pour la première fois. To the light house est le titre en anglais. Il n’y a pas la notion de promenade, comme en français. Mais la lumière qui aimante. Et la notion de temps, à la fois la durée et le climat. Et ce corridor de dix années entre les deux parties du livre. Tout me fascine: les courants d’air – des esprits de l’air –, les échos des voix, les phrases qui se répètent, l’importance de la nature…
Un dessin est caché dans l’ouate. Cette idée influe sur moi chaque jour. Je sens qu’en écrivant, je fais ce qui est plus nécessaire que tout le reste.
à ce stade de la nuit, on se retrouve à jouer avec une matriochka, peut-être faudrait-il dire des matriochkas, enfin avec ces poupées de bois qui se cachent les unes dans les autres, en réduisant leur taille, jusqu’à la plus petite qui elle ne recèle plus rien. Combien de fois faire ce geste d’ouvrir la plus grande, puis la suivante et les autres encore jusqu’à la petite que l’on tient fermement serrée entre les doigts, de peur de la perdre, et dont on a la conviction que c’est elle la plus précieuse. On les remet toutes en place en ajustant à chaque fois les détails de décoration pour bien ajuster les couleurs et les formes ensemble, et que tout semble harmonieux, et qu’une fois à nouveau posée sur l’étagère, elle vous regarde avec bienveillance, sachant que le cœur de la petite bat tout au fond.
à ce stade de la nuit on se souvient lorsque l’on décide de proposer un travail de traduction dans un atelier d’écriture que j’anime depuis des années, et où il faut bien se renouveler. Et bien sûr, c’est The waves que l’on choisit. L’envie de se confronter à la langue première, à sa structure, à la résonance qui va se produire. On va se focaliser sur les Interludes qui scandent le livre. Et on prépare cet atelier avec toujours le même engouement et la même volonté d’emmener le groupe au plus intense. Et ce travail mené pendant deux années (2022-2024) : traduction et écho dans l’écriture de chacun. Et constitution d’un recueil (livre?) en attente d’envol…
à ce stade de la nuit on verrait bien voleter quelques phalènes autour de soi
VERSO
à ce stade de la nuit, on réalise que l’on n’a pas encore parlé de la petite, de la première l’étincelle placée sur ma route. Il faut remonter plus loin dans le temps, et même si peu de détails sont encore vifs, tenter de signifier ce qui fut. On est en mars 2003, le jour importe un peu. Un film passe au cinéma Le Mélies, il s’intitule The hours et je dois aller le voir. Probablement un soir, mais je n’ai aucun souvenir de l’avant. Trouver une place pas trop loin pour se garer et arriver suffisamment en avance pour avoir la certitude d’être assise au dernier rang, celui contre le mur et devant lequel un espace libre est marqué pour laisser circuler les spectateurs, et par-dessus tout avoir la possibilité d’étendre les jambes durant la séance. C’est l’avant de toutes mes séances de cinéma. C’est le pendant et l’après qui importent. Mais le pendant que pouvoir en dire, sinon le fait d’avoir été subjuguée par le jeu des actrices Meryl Streep, Julianne Moore et Nicole Kidman. Le film est de Stephen Daldry, mais ce nom ne me restera pas en mémoire, remplacé par celui de l’auteur du roman, dont le film est une adaptation, Michael Cunningham. Et ce sont les empilements de lieux, de dates, de personnes qui font que cela reste un film inoubliable, mais que j’oublie régulièrement, afin de pouvoir le revisionner et me réanimer à chaque vision. C’est New York à la fin du XX ème siècle. C’est Londres en 1923. C’est Los Angelès en 1949. Clarissa est éditrice, Virginia écrivaine, Laura mère au foyer. Trois histoires qui s’enchevêtrent, s’empilent, se correspondent, s’emboîtent avec intelligence et doigté. Écrivain, personnage, lecteur : un travail d’orfèvre se décline sous mes yeux. Des vies intérieures qui touchent ma vie intérieure. Le silence qui va suivre après le film est sans doute plus long qu’à l’ordinaire. Je ne supporte pas les commentaires d’après films. J’ai besoin de ces instants de rien, pour revenir vers la réalité. Et là ils ont duré plus longtemps qu’à l’ordinaire. J’ai souvenir du lendemain où j’ai téléphoné à des amies, celles qui avaient vu le film, et tenter d’exprimer la claque que j’avais prise et que je n’avais qu’une envie c’était de retourner le voir. En suivit l’achat du livre de Cunningham mais surtout l’achat de livres de Virginia Woolf, qui seront feuilletés, pas lus tout de suite mais posés sur les étagères de l’attente jusqu’au jour qui serait celui de l’élan. Une vague après l’autre.
Très intéressant. L’intensité de la lecture, la réticence à terminer un livre, à briser l’envoûtement et reprendre pied dans le réel sont si bien décrites. J’avais également été très marquée en voyant The hours (long silence aussi en en sortant). Je n’ai pas encore lu The waves mais votre texte m’y incite fortement. J’ai aussi beaucoup aimé le passage sur les matriochkas.
Quel beau texte. Rien lu de Virginia mais j’ai vu récemment The Hours (il est ou était en replay sur france TV). Ouh la ! Apparemment la nuit te porte bien conseil. Merci !