à ce stade de la nuit, j’éteins la veilleuse. Je me dis que le silence n’existe pas. J’entends surtout ce qui bourdonne en moi. Les bruits intérieurs, les voix basses, les raisonnements sans fondements, les questions sans réponses, les questions du soir et de la nuit. Je me dis que non, dormir ce n’est pas perdre son temps et par la même occasion que le temps c’est pas de l’argent. Je ne baille pas. J’essaie de saisir le moment où je m’endormirai, où j’entrerai dans la phase « sommeil lent ». Tant que j’essaye de toucher ça, et je le sais, je ne dormirai pas. Je ne peux pas être consciente et inconsciente en même temps. Je ne bouge plus, j’ai trouvé la bonne position. Je voudrais juste m’éteindre comme la veilleuse.
à ce stade de la nuit je n’écoute pas la radio. Je ne sors pas. Je ne lis pas. Je pense à ceux qui habitent à l’autre bout du monde. Je n’irai jamais à l’autre bout du monde. Je m’en fous d’ailleurs. J’ai un chez moi à explorer. Je n’ai pas fait le tour de tout ce que je ne sais pas. C’est pas la radio qui va m’en apprendre sur mon chez moi à moi. Je rallume la lumière. Je regarde le plafond. Je vois une mouche. Attirée par la lampe, elle se dirige droit vers l’ampoule. Avec des yeux à facettes, la lumière doit être démultipliée. Que voit-elle ? Je pense à la mouche de Marguerite Duras. Je me demande quand cette mouche va mourir. Je pense à sa mort et à la mienne par la même occasion.
à ce stade la nuit, je voudrais qu’il pleuve. J’imagine une tempête, un orage, je déserte mon lit et j’ouvre la fenêtre pour savoir ce qu’il en est. Le ciel est clair, grouillant de minuscules points blancs, de satellites ou d’avions. Le ciel est vivant et je suis debout. Le ciel s’agite comme peuvent s’agiter mes milliards de cellules. Je pense que la pluie ne changerait pas grand chose et je revois ce ciel d’orage, cette angoisse envahissante, ce souffle coupé, ce soir de grande peur. J’ai le vertige. D’où ça sort tout ça ? Me revient (comme la mouche vers l’ampoule) la petite phrase du bouquin que je viens de lire : « Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que véritablement il pense en nous ». Je n’ai pas sommeil.
à ce stade de la nuit, je tente l’inventaire des gens qui travaillent la nuit. Infirmières (personnel médical dans son ensemble), veilleurs de nuit, chauffeurs routier, chauffeurs de taxis, pilotes d’avions/conducteurs de trains/de trams, stewards/hôtesses de l’air, contrôleurs aériens, cheminots, agents de sécurité, capitaines de bateaux/personnel navigant, boulangers/pâtissiers, barmen, réceptionnistes dans les hôtels, travailleuses/travailleurs du sexe, surveillants de prisons, gardiens de phares, éducateurs en institution, baby-sitter, policiers/gendarmes, pompiers, opérateurs téléphoniques (du 15, du 17, 18, 119, 3919), disc jockey, artistes, certains écrivains.
à ce stade de la nuit je me plante devant la pendule. Je remonte le temps. Je suis dans la couchette d’un train en partance pour le sud. Les stores sont relevés. À ce stade de cette nuit-là, je ne dors pas, je regarde le quai. Vide. 3h du matin, le silence. Éclairage plein pot sur ma gueule. Lumière éblouissante. Plantée devant la pendule, j’attends le moment où le train se remettra doucement en marche.
à ce stade de la nuit, je suis immobile. Je veille comme un vieux sage devant un temple. L’air est bon. Il flotte un souffle d’apaisement. J’écoute les bruits infimes. Je sens l’odeur d’un thé de Chine, d’une tranche de pain grillé. Je ne peux pas me plonger dans un livre. En fait, non, à ce stade de la nuit, j’en ai assez d’être là à attendre.
à ce stade de la nuit, je je je bégaie des litanies pour qu’il se passe autre chose.
à ce stade de la nuit, je suis une mouche, éblouie par la lumière d’un lampadaire sur un quai de gare.
à ce stade de la nuit je referme les yeux.
VERSO
Le film est diffusé dans l’arrière salle d’un café. Ça se passe dans un village de l’Yonne. C’est l’été. Je suis en vacances chez des amis de mes parents. Ils ont un petit garçon de mon âge. On est assis l’un à côté de l’autre. On est petits, on est devant. Les chaises du café ont été alignées. Chaises de bistrot dont tous les cafés des années 60 sont équipés.
Le film, c’est un Jerry Lewis. C’est le premier film que je vais voir. J’ai déjà vu des films à la télé mais là, c’est autre chose. Ça sent la cigarette mais je ne suis pas gênée. C’est normal de fumer. Surtout dans un café.
Ce que j’observe, c’est la salle, les chaises, les gens.
Mon voisin a déjà vu le film. Il rit énormément. Il rit avant que ce soit drôle. Il me dit ce qui va se passer. Il m’annonce les scènes à venir. Il a un temps d’avance. Je suis décalée. J’ai du mal à accorder ce que j’entends de lui et ce que je vois. Déjà, petite, je suis agacée. Je voudrais qu’il se taise. Il m’agace oui, c’est le mot. Les gens rient, toute la salle rie, sauf moi je pense. Je ne le trouve pas drôle Jerry avec ses dents de lapin et ses gags pitoyables. Je ne connais pas le mot pitoyable mais je sais ce qu’il veut dire. Il y a du bruit et de la lumière dans la salle. J’ai mal aux fesses. Je me sens seule, pas normale (je devrais me réjouir). Je voudrais rentrer. Je voudrais voir mes parents. J’en ai marre de mon voisin, des gens, de Jerry Lewis.
Je découvre ton écriture Sylvia ! J’aime tout particulièrement le recto et tout ce que traversent l’écriture la pensée le bouillon intérieur pendant la nuit. C’est plus passionnant que compter les moutons ! J’aime aussi les échos avec cette image de l’avant-dernier fragment (la mouche, la gare).
Merci Émilie encore une fois ! Et touchée et ravie de contribuer à tes endormissements !!