#rectoverso #04|Mariane Alphant, maintenant

Le présent s’impose comme une injonction silencieuse. Non pas le présent des horloges, des cadrans ou des mises à jour, mais celui qui colle au corps, cette pellicule d’instant qui ne cesse de se régénérer, de nous happer. Il faudrait être là, tout de suite, parfaitement là. Être présent à soi, au monde, à la conversation, au visage de l’enfant, à la couleur du ciel. Il faudrait dire je suis là, et que cela suffise.

Mais l’instant ne se donne jamais nu. Il est déjà interprété, sommé de faire sens, intégré à un récit. On veut nous faire croire que le présent est pur, qu’il suffit d’en épouser la forme, de respirer profondément, de se tenir droit. Mais à quel moment commence-t-on à être pleinement là ? Où est le seuil ? L’instant se replie, glisse. À peine saisi, il devient déjà souvenir.

Le présent est devenu un mot d’ordre. Être présent à sa propre histoire, dit-on, comme si nous avions à être les secrétaires attentifs de nos moindres gestes, les archivistes de nos regards. Il faut s’inscrire dans le temps, dans la grande Histoire, être des corps traversés par le monde et traversant, conscients de la marche du siècle. On nous appelle à habiter l’Histoire comme on habite un appartement encore en travaux, avec le sentiment que quelque chose nous échappe, mais que l’essentiel se joue maintenant, ici, à portée.

Mais si le présent est un choix, alors il est piégé. Car choisir d’être là, c’est déjà refuser ailleurs. Refuser le souvenir, le flou, l’attente, le rêve. Le rêve surtout, ce repli dans l’opaque, cette désobéissance douce à la clarté du jour. Et pourtant, il faudrait choisir d’être là. Comme si l’on pouvait cocher une case : “oui, aujourd’hui j’ai été présent à moi-même.” Mais qui juge ? Qui vérifie ? Quel est ce tribunal intérieur qui dit : tu n’étais pas là, tu t’es absenté de ta propre vie ?

On parle de conscience, de lenteur, de recentrage, ce serait une économie où le présent serait devenu rentable. Être là, pleinement, ce serait produire une présence efficace, rayonnante, quasi militante. Chaque seconde justifiée, chaque regard transformé en engagement. Et si je refuse ? Si je m’absente ? Ne suis-je plus un sujet ? Ne suis-je plus en train de vivre ?

Peut-être que l’acte de présence véritable résiste aux injonctions. Qu’il se tient là, à la lisière.  Ni tout à fait là, ni… Dans l’intervalle. Peut-être faut-il s’autoriser à ne pas toujours être là. À disparaître, même un peu. À se laisser traverser sans avoir à rendre compte. Être un peu flou. Un peu décalé. Non pas absent, mais non disponible à l’attente du monde. La présence n’est pas un effort, c’est ce qui nous traverse quand le cœur suspend son récit.

Alors, le présent, dictat ou choix ? Peut-être ni l’un ni l’autre. Peut-être juste un passage, un lieu sans nom, où l’on s’éprouve sans s’affirmer. Où être là ne serait plus une posture, un oui presque silencieux à ce qui advient.

Et alors ?

Le présent ne s’écrit pas — il s’écoute. Il se découvre sur un chemin de terre, entre deux haies, à l’endroit où le pied fait crisser les graviers, et où l’air sent la pierre tiédie. Là, je marche. Ce n’est pas un effort, c’est une manière d’habiter le jour. Pas après pas, je me rends disponible à ce qui ne demande rien.

Il y a les abeilles, affairées, plongées dans les corolles pâles, butinant sans savoir qu’elles donnent le tempo.
Il y a les cailloux, posés là depuis toujours, silencieux, patients, granuleux comme des pensées anciennes.
Il y a les blés, oscillant dans leur foule dorée, un seul vent pour mille tiges.
Il y a les vaches, massives et lentes, yeux ouverts sur quelque chose que nous ne voyons plus.
Il y a les arbres, chacun sa forme, sa façon de plier, de garder l’ombre.
Il y a les avions, là-haut, qui tracent des sillons blancs dans le bleu et percent, d’un seul trait, le silence épais du midi.                                                                                                                             Il y a la chaleur au creux des genoux, le goût salé sur la lèvre.                                                          Il y a le grain de la brise qui change d’axe.

Et alors ?

 … je suis là — pas au centre, pas nécessaire — mais témoin. Corps-passage. Rien ne me somme de penser. Rien ne me réclame.

On nous dit : sois présent. À ta vie. À ton histoire. À notre Histoire. Mais ici, dans la campagne, l’Histoire se tait. Ou plutôt, elle se dissout dans le bourdonnement des insectes dans la chaleur du soleil sur la nuque.

Je ne choisis pas ce moment. Je ne l’invente pas. Il advient, comme adviennent les pluies d’été ou le chant du geai. La présence m’arrive, sans projet, sans mérite. Elle me traverse, me lave. Il n’y a rien à réussir. Rien à cocher 

…maintenant

6 commentaires à propos de “#rectoverso #04|Mariane Alphant, maintenant”

  1. Merci, merci Raymonde pour ce texte. Je goûte encore vos mots un peu en les réécrivant ici:
    Il faudrait être là, tout de suite parfaitement là.
    Mais l’instant ne se donne jamais nu
    Le rêve, ce repli dans l’opaque
    Être un peu flou, un peu décalé…non disponible à l’attente du monde
    Ici, dans la campagne, l’Histoire se tait. Ou plutôt, elle se dissout dans le bourdonnement des insectes dans la chaleur du soleil sur la nuque.

    Me vient comme un écho un passage dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman. Le voici:

    Mais tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu: la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle au clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui ci et la vie.
    Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps, et par la même occasion celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer.
    Ni le saut du cabri, ne le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection.
    Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance: ce qui est parfait oeuvre en état de repos.
    Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins.
    Certes, elle le fait, mais en conservant sa liberté.
    Il est également absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre.
    Certes il approvisionne des machines et il écrit des livres mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose.
    L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de sa création, il est un fin en soi. Il repose en lui même comme une pierre sur le sable.

    • Merci Françoise pour ce partage et la découverte du texte que vous m’envoyer en miroir

  2. « La présence n’est pas un effort, c’est ce qui nous traverse quand le cœur suspend son récit. »

    Oui, s’efforcer de ne pas vouloir et juste traverser ce pas-sage.

    Merci !

  3. Merci Yael pour ce passage au fond je ne suis pas certaine d’avoir été dans la consigne mais c’était ce que je j’avais envie de partagé… la vie qui nous traverse en somme

  4. « dans le bourdonnement des insectes dans la chaleur du soleil sur la nuque ». pour vos réflexions vos sensations votre texte et cette phrase Merci

    • Je viens d’aider un ami à la récolte du miel alors que j’avais tellement peur des abeilles… donc oui le bourdonnement, une thérapeutique en soit et quelle histoire ! une merveille