#rectoverso #4 | Un rempart des livres

Recto
Les bibliothèques étaient vides, cercueils blancs à compartiments. Il reste des livres en piles sur le plancher, et d’autres étendus sur le lit comme le portrait rose et orange d’Antonin Artaud qui me saute au visage, éditions Borderie, un kilo qui a souffert, Jean-Jacques Pauvert, 1986, 296 pages de photographies et de textes que je me prends à parcourir. Au fond du carton, la couverture noire m’intrigue je tire sur des pointillés blancs, Edouard Levé, Autoportrait. Je rassemble ce que je trouve. La couverture Nous, de vert et de turquoise, Avec Kafka coeur intranquille de Sereine Berlottier, quinze par vingt centimètres, collection disparate. C’est quand même un vrai bazar, et dessous le Berlottier, un petit format, B17-G, 82 pages. Mal aux doigts et aux muscles des mains. Deux dos identiques, je retourne la couverture une typographie bordeau d’Averses, nouvelles, jeudi. Là je redécouvre le Bacon Picasso, un kilo et deux cents grammes. Oublier de mettre les mêmes formats ensemble. Désordre. Plus fin, 124 pages aux Castor Astral, et d’autres Milène Tournier, couverture comme enveloppée d’un tissu au touché doux. Et tout petit format de Guy Bennett, éditions de l’Attente, Bordeaux. Jack London, Ce que la vie signifie pour moi. Relire toute la pile des Blanchot, l’imaginaire Gallimard. Qui a pris les Barthes? Cent pages imaginaires d’un conte réel, 1981, Bourgeois. Un Pessant tout seul, Chambre avec gisant, La Différence; pareil avec cet exemplaire de Linda Lê, Chercheurs d’ombres. Je peux faire une pile au fond du carton. Fatigue. Tiens Emmanuelle Pireyre, Comment faire disparaître la terre, Seuil, 2006, trois cents grammes. Et ces poches, bonne idée pour le poids du carton. Lu il y a longtemps Conversations et entretiens, 1963-1987, Primo Levi, 10/18, 2002. Celui-là à lire d’urgence Annie Dillard, Pilgrim at Tinker Creek, 1974; Tiens Françoise est là, Ce lieu où tu aurais prévu de te rendre n’a pas de nom, Petites Proses, douceur de la couverture sous mes doigts qui fourmillent. Un POL tout seul, Edith Azam, 192 pages. Depuis le temps, toujours pas fini et pourtant fascinant Demande à la poussière, John Fante, 1986, douze par vingt centimètres; et une curiosité pas vraiment de la lecture, Voyages et aventures surprenantes de Robinson Crusoé, club français du livre, 1962. Tu sais où sont les Roland Barthes ?

Verso
Impossible de mettre la main sur mon portable. Le déménagement recule en feu de détresse. Stop. Il faudrait tout recommencer, l’amour, le travail, les amis, le lieu d’habitation. Qu’est-ce qui s’était passé avant dans ce lieu ? Les cartons bleus de bananes s’empilent sur le trottoir. POL, Minuit, L’Atelier contemporain, Imec, Verdier, Nrf. Rien de neuf. C’est désolant d’être entouré de matériel de seconde main ; les débris effrités du coin du miroir, ma main caresse les dorures sur le plâtre apparent. Coïncidence, tout le fronton orné fragile est intact. Le soleil scintille dans le ciel bleu. Des toilettes, ma compagne me dit que les amis arrivent pour nous aider. Hélène vient aussi. Je couvre le miroir Napoléon. Bon sang, où est mon téléphone? Mon polo ruisselle. Je cherche à faire du café sans café et avec des filtres envolés. Dans quel plein de l’espace vide j’existe ? Je n’étais pas absent des événements dans ce corps de chair, et pourtant je m’absente. À cet instant de détresse où « il y a dans l’amour un je ne sais quoi de fin du monde », tout quitter et me mettre dans une malle des Indes, direction les jardins de Majorelle ; me réveiller dans un bungalow dans la palmeraie, les pieds sur un tapis berbère, puis longer les murailles pour aller déjeuner sur une terrasse qui surplombe la place Djema el-Fna ; voir la chaîne de l’Atlas à l’horizon baignée dans d’innombrables parfums des souks, cannelle en note de fond, toutes les roses en cœur, cardamome en tête. L’adresse est presque effacée. Je suis en sueur. Nos chambres se dénudent comme au premier jour avec leurs traces d’humidité autour des cadres des photographies de Francesca Woodman, From Space, Providence, Rhode Island. Qu’est-ce qui allait se passer ? Est-ce que tu allais disparaître sur la photo ? Est-ce qu’on allait se quitter, ou continuer de courir l’un après l’autre dans les recoins des débris de pièces fantomatiques, à ne plus voir jamais tes jambes dénudées ? Sous le froid de la douche, mon crâne sent mes désirs se voiler, mes sentiments sombres s’éclaircir ; je ne vois plus tes fesses allongées sur le côté. Mon téléphone était derrière ma trousse de toilette, une photo de tes jambes en sms avec un « on se quitte ? ». Encore un carton de livres, celui des neufs, vierges de fragments de rêve. Il aurait fallu s’en débarrasser avant qu’ils parasitent toutes les pièces. Trop lourd à porter, tu veux nous tuer. Il y a aussi des photos dedans. Merde, à la fin. En dénouant ses cheveux, tu les as lus au moins ? Oui… Tu veux un café ? Oui, un café. Tu sais, tu ne vas jamais les relire. Oui, sans doute. Personne ne prend ma défense. Oui. Des livres, personne n’en a chez lui pour des raisons de yin et de yang, selon les livres de la cosmologie feng-shui. Le hasard et l’accidentel. Devant le miroir triptyque de la salle de bain, je surprends Hélène, l’âme égarée, montée sur un carton éventré. Elle regarde longuement sa poitrine perdue par un lointain « souviens-toi que tu te meurs ». Tous ces livres, on pourrait appeler Emmaüs. Le soleil cogne. Dans le jardin les oiseaux chantent pour nous rappeler qu’il n’y aura plus personne ; et le rouge-gorge redouble de notes. Hélène a disparu. Je regarde dans le miroir les années. Sans ces cartons, on pouvait se faire la malle pour être seuls, avec toi que j’aime tant dans nos escapades folles à se répéter que le monde nous appartient dans les dédales des expositions; tu te souviens des sous-sols du Louvre-Lens. Quelles histoires s’écoulent en larmes et en sang déclinent nos identités ? Je déprends les fils reliés à toutes les résonances de vie. Un café chaud dans un gobelet. Je prends le temps de le déguster noir. Tes bras viennent m’enlacer, je caresse tes jambes; alors, on ne se quitte pas. Hélène nous surprend; elle a une coupure qui saigne sur le front. Les fragments de nos miroirs intérieurs s’éparpillent. Qu’est-ce qui peut se produire de neuf si toutes les histoires sont contenues dans nos corps ? Un à un, j’ai érigé chaque livre pour faire rempart, papiers qui s’écornent dans les coins, se tâchent de café, s’effritent, se déchirent. L’état des choses, je dois me défaire de cet état de choses, en découdre, défaire la pelote. Le rouge-gorge qui se pose sur le rebord de la fenêtre en sait plus sur moi que je ne l’imagine. Que reste-t-il des histoires des personnes qui ont partagé notre vie quand elles ont disparu loin des mots, dans nos larmes et notre sang, quand du papier de la peau nous frôle les fantômes de nos romans pour dire dans le miroir de notre langue qu’ils se fouissent encore dans les replis de notre mémoire; les oublier encore un peu. Et ce carton de poches, me dit Hélène, je le mets où?


A propos de Michael Saludo

Formateur, je vis, écris et travaille du côté d'Angoulême.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #4 | Un rempart des livres”

  1. j’ai beaucoup aimé la façon dont ce moment du déménagement est traité, en caléidoscope d’une vie dont les livres sont à la fois le socle, la nourriture et le remparts, merci!

  2. ah te voilà ! et on a déjà travaillé sur les bibliothèques, mais cette fois tout ce qui nous saute au visage… et voilà qu’au fil du texte je reconnais une couverture, un de miennes d’un tout petit livre de peu d’importance, mais quand même il est là et je ne m’y attendais pas, avec sa couverture douce, et soudain ça me touche… et je te lis jusqu’à la fin, c’est très beau cette alternance de l’avancement du déménagement et les questions fondamentales, on se quitte, non on continue, la vie court, et puis on verra bien
    et puis tu écris :
    « Il faudrait tout recommencer, l’amour, le travail, les amis, le lieu d’habitation. Qu’est-ce qui s’était passé avant dans ce lieu ? »
    vraiment beaucoup aimé…
    surtout continuons à nous lire…