Une voix, votre voix, elle était restée lovée au creux de mon oreille, je ne le pensais pas et pourtant, attablée à la terrasse d’un café, j’ai entendu votre voix. Les graves, cette lente diction, ce temps arrêté, cette douceur et à la fois cette détermination. Oui, c’était votre voix. Je me suis retournée, qui pouvait bien avoir votre voix ? J’ai vu un homme assis parlant à sa compagne, il était antillais comme vous, peut-être que c’est ça qui m’a captée, l’accent, je l’ai regardé, je lui ai souri, il n’a pas fait attention et c’était très bien comme ça.
Moi, je me suis souvenu et je vous ai cherché, cherché dans tout ce qui se passe dans le monde avec comme boussole vos mots-concepts Relation, Relation-racine, Relation-rhizome ou un autre Créolisation, ou encore Archipel, Opacité, Tremblement.
Oui, je me souviens de vous quand j’allais à la Maison de l’Amérique latine vous écouter, je vous découvrais, je n’avais aucune idée de tous les concepts que vous maniiez, j’étais éblouie, pourquoi ? Parce que ça correspondait exactement à ce que j’avais au plus profond de moi, toutes ces pensées, tous ces questionnements à propos de l’humanité, donc j’ai assisté à vos conférences, j’ai essayé de lire vos écrits, ils étaient compliqués, je vous entends encore dire « mais le lecteur, il doit faire un effort », c’était pas facile, non non non.
J’entends encore certaines phrases comme :
« Laisser entrer les peuples sans histoires dans l’Histoire »
Ou
« Rien n’est vrai, tout est vivant »
Ou encore la plus facile à retenir :
« Je peux changer, en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant, ni me dénaturer. »
Cette phrase qui célèbre la différence, le lien, le rapport à l’autre, c’est ce que vous qualifiez de Relation-rhizone. A l’inverse de la relation-racine qui emprisonne parce qu’elle n’est qu’entre-soi, l’autre la « rhizome » s’étend, va au contact des autres dans des expériences positives ou négatives. Pour moi, elle est l’antiracisme élevé au rang de philosophie.
— Attention ! Où tu vas ?
— Pardon, vous me lisez, vous m’écoutez ?
— oui, ça m’intéresse, ton ressenti, comment tu fais tiennes mes pensées. Un conseil, ne soit pas trop pragmatique car vois-tu ma pensée comme tout ce qui est vivant est en mouvement continuellement.
— même mort ?
Le monde bouge et comme vous le disiez : les dominés peuvent devenir des dominants ; les victimes des bourreaux.
C’est plus fort que moi, votre pensée postcoloniale m’a touchée et grâce à vous j’ai compris que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire et que les esclaves et leurs descendants ne peuvent pas regarder le monde comme ceux qui n’ont pas connu la cale du bateau négrier.
Au fait, je suis allée à Nantes et j’ai visité le mémorial de l’abolition de l’esclavage.
— Je sais, il y a quelques-unes de mes pensées…
— Je crois que la première fois que je vous ai vu, c’était à la télé à propos de la commémoration des abolitions de l’esclavage et je m’était dit que c’était la première fois que j’entendais pareille parole sur le sujet. Le hasard a fait vous croiser à la Maison de l’Amérique latine le lendemain alors que je discutais dans les couloirs avec un prof qui me dit : « Tu vois le grand, il va avoir le prix Nobel de littérature » Je vous ai reconnu : « c’est lui, je l’ai vu parler de l’esclavage, c’était unique ! » Je venais de faire votre connaissance et vous ai serré la main. Votre texte Mémoires des esclavages se présentait comme la première pierre d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions, qui n’a toujours pas vu le jour. Puis j’ai été à vos conférences et je me suis régalée. C’était intense, ça bousculait pas mal mais j’aimais vous entendre dérouler votre pensée, ce n’était ni rapide ni direct, ça empruntait des chemins peu habituels, parfois chaotiques, mais vous arriviez à me captiver. Même sous les aspects les plus complexes, même si je ne comprenais pas tout, votre voix m’atteignait et trouvait un écho profond en moi.
— Mais tu as lu mes livres ?
— Oui, mais pas tous. J’ai commencé par le Tout-Monde que j’ai adoré à cause de la langue, ce texte fait la fête aux mots, vous en inventez sans cesse (si je m’en souviens bien) et j’ai été portée par l’histoire avec ses personnages si ancrés dans la géographie de l’île. Après je me souviens avoir cherché Ormerod dans le Marais et chez Agnès B. J’avais l’impression d’une chasse au trésor. Je n’ai jamais trouvé Les Indes dont j’ai entendu des passages à la Maison de la poésie. Magnifique ! La Lézarde, roman qui m’a là aussi fait pénétrer dans la géographie des mornes, la rivière et son rôle clé dans la vie des personnages. L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama, Quand les murs tombent, avec votre ami et complice Patrick Chamoiseau. Les produits de première nécessité lors des grèves contre la vie chère de 1995 aux Antilles. Sans parler des livres sur les langues, votre Discours antillais, et encore sur la poétique de la Relation, sur la terre magnétique, etc. Et votre dernier La terre le feu l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-Monde où j’ai trouvé que l’on avait des goûts communs, qu’on aimait les textes en version originale, qu’on aimait les langues, toutes les langues.
— oui, parlons, écrivons en présence de toutes les langues. C’est une nécessité pour le poète, le philosophe, l’écrivain… et l’habitant du Tout-Monde.
— Et être dans le mouvement, ne pas être figé. Je suis même allée à une rencontre en 2017 : la revue Chimères consacrait un numéro sur vos échanges avec Felix Guattari et Gilles Deleuze.
— Et tu as élargi ton mode de pensée, ça t’a permis de mieux comprendre le Tout-Monde et ses habitants ?
— En quelque sorte oui, j’aime me remettre en question et ainsi avancer. Là, c’est amusant, me reviennent des moments que je pensais avoir totalement oubliés. J’ai envie de me replonger dans vos écrits. Vous êtes terriblement d’actualité. Merci Edouard ! Mais je peux vous appeler Edouard ?
rires lointains.
Merci pour ce texte sensible. Je peux dire aussi « votre voix m’atteignait et trouvait un écho profond en moi ».
Beaucoup aimé ce texte sur Edouard Glissant – comment une voix peut capter et puis tout ce qu’elle dit bien sûr… » Une voix, votre voix, elle était restée lovée au creux de mon oreille «