La parole peut être emprise. Emprisonnée, du berceau au premier appartement. Et pourtant, n’étaient-ce pas les fées qui devaient s’y pencher ? Quels ont été ces murmures, ces chuchotements ? N’y a t-il pas eu des bras pour attraper et susurrer à l’oreille des mots doux ? Nous ne sommes que des pions sur un grand échiquier. Tu es une jolie fille faite pour trouver un bon parti et organiser des diners. Listes de paroles égrenées au fil des années non pas comme les perles d’un chapelet mais pareilles à des mantras répétés régulièrement et à connaître par coeur, instruments de pensées martelés comme le marteau sur l’enclume pour les graver dans le marbre de la chair. Tout était déjà dit, nul besoin de réfléchir, il suffisait d’écouter et de croire. L’école ne sert à rien, les professeurs sont des imbéciles. Pas de devoirs à accomplir, pas de bonnes notes à obtenir, pas d’études à faire, nul souci à être comme les autres tu es une jolie fille et cela te suffit. Ignorante mais jolie, incapable mais belle à contempler, pareille à une Emma Bovary, était-ce à dire que je n’aurai jamais pu rêver d’être Flaubert ? Bien sûr que non voyons ! Les mots ont traversés les années de bébé à jeune adulte, les mots ont dessinés les contours d’une personnalité. Devais-je écrire compétences = Jolie sur mon premier CV ? Tu exagères dit la parole, je n’ai jamais dit cela ou… oui peut-être mais comme ça pour rire, je ne me souviens plus. Phrases papillon, phrases virevoltantes, d’une enfant à une autre, phrases inconscientes, phrases qui façonnent, forment, éduquent, sans se soucier de ce qu’elles pouvaient engendrer. Tu exagères dit la parole et pourquoi donc y as-tu cru ? J’étais une enfant, tu étais mes parents. Enfin voyons dit la parole tu es trop sérieuse. Pas de contradiction possible. Les images données du monde étaient pleines de rigidité, entravé par des pensées, des principes, des portes fermées, un monde effrayant. Mais qu’est-ce que tu racontes ? dit la parole, tu étais libre, pas obligée de rien et surtout pas obligée d’être comme tout le monde. Ah bon, pas comme les autres ? Non dit la parole, nous n’allions quand même pas nous rabaisser à ce bas monde. Mais pourquoi était-il si important de ne pas faire partie de cette réalité ? Quelle question ! dit la parole. Et où étions-nous alors ? Balzac, Flaubert, Apollinaire, Boris Vian, Serge Gainsbourg, Stevie Wonder nous entouraient. Pas de télévision mais le cinéma, pas d’informations mais des livres, pas de sensation d’être chez soi mais de grandes maisons bordées de grands jardins. Et de quoi oses-tu donc te plaindre dit la parole, c’était quand même plus drôle que de passer son bac non ? Insolences et renvois furent mes premiers émois, incompréhensions et exclusions ont couronnées mes années scolaires, libre dites-vous ? Ingrates enfants que nous étions. Mais pourquoi n’ai-je pas de place ? Tu n’as pas besoin de place dit la parole, tu es bien au-dessus, au-dessus des nuages, au-dessus du banal, au-dessus de tout. La parole peut-être déstructurante, disloquante, ne vendre que du rêve. Proposer de rêver sa vie jusqu’à en perdre la tête, jusqu’à se cogner contre les murs de la vérité. Mais enfin qu’est-ce que tu cherchais ? dit la parole. La réalité. Oh mon dieu, quel ennui mortel ! dit la parole. Mais j’en avais besoin pour me construire. Pourquoi tant de sérieux dit la parole n’as tu donc pas lu l’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera ? Je n’étais pas une page de roman et nous n’étions pas dans un film. Mais si ! dit la parole c’était bien plus amusant. C’est toi qui l’étais, toi et toi seule. N’importe quoi dit la parole et va t’en et laisse moi tranquille. Enfance trébuchante dans les dédales d’un labyrinthe kafkaïen, terreurs de nos nuits, violence et irréalité, tout semblait flottant et léger mais chaque heure était douloureuse. Déchirement entre permissivité extrême et rigidité monastique, entre la maison et l’école, entre le dedans et le dehors, entre les rêves et les échecs du réel. Je m’en suis éloignée mais j’ai continué à chercher. Mais à chercher quoi ? dit la parole. Le mot véritable.
Merci pour cette mise en scène de la parole qui prend le pouvoir sur les mots , la parole fantôme rode ds le cimetière des morts en décrépitude … très très
réussi !