VERSO
RECTO
à ce stade de la nuit, personne ne me réveillera. Pas avant de croquer les bonbons. Tous. Ma grand-mère dit que ce qu’on fait dans les rêves, ça n’existe pas. La nuit serait un livre qu’on lit avec les dents. J’ai du caramel entre les molaires, du sucre dans la gorge. Tant que je dors, tout peut exister. Même ce qui a disparu. Je ne veux pas que ça recommence. Pas comme l’autre nuit. J’avais planqué un sac sous le lit, gros comme moi. Des friandises pour moi seule. Reine d’un royaume sucré. Pour toujours je croyais. Au réveil : rien. J’ai accusé mes frères. Ils ont ri, la bouche pleine. Le sac était bien là, je l’avais vu. Alors j’ai pensé : il ne faut plus dormir. Ou ne jamais se réveiller. Les rêves sont réels. C’est ça, le danger. J’ai appris.
à ce stade de la nuit, mon lit — terre aquatique. Les draps se soulèvent comme vagues tièdes. Ça s’installe dans les creux, le bas du ventre. La peau molle. Ma mère dit que l’eau nettoie mais elle ne dit pas de quoi. Je coule et parfois c’est doux. Ma chute lente, de pensées floues. Mes cheveux s’éparpillent comme souffle secoué. Je ne sais plus où finissent mes orteils, où commence l’eau. Il y a un secret chaud sous mon pyjama. Quelque chose que je n’ai pas décidé. Un débordement peut-être. Mon corps cherche la mer, son rythme. Et fugue. Entre le reste et moi, plus de contour. J’apprends à me fondre. Je me rends — liquide.
à ce stade de la nuit, mes mains rêvent de claques, de morsures. C’est mou alentour, tout résiste en silence. Ma grand-mère dit que les filles ne sont pas violentes. Dans mes nuits, je frappe, griffe. Je renverse les chaises. Je brise les assiettes de ma mère, lentement. Pour le bruit. Au réveil, mes mâchoires sont raides. Je regarde mes mains, sages. Trop sages.
à ce stade de la nuit, je parle. Sans trace, comme hantée d’images. Il paraît que je ris parfois, que je gémis. Mon frère m’a dit : tu m’as confié un secret cette nuit. Je n’ose pas demander lequel. J’ai peur d’avoir dit vrai. Mes rêves déterrent des langues étrangères, avec quelques mots connus. Comme si mon sang parlait tout seul. Les battements de mon cœur ponctuent les phrases. Et mes soupirs tournent les pages. J’ai longtemps cru que le silence me protégeait. Que la nuit seulement, je ne risquais rien. Mais à ce stade de la nuit, ma bouche poursuit. Et mes rêves n’ont pas ma pudeur.
à ce stade de la nuit, mes os grandissent sans m’attendre. Des poils poussent au hasard. Mes ongles, grimaces de griffes. Dans mes rêves, je marche à quatre pattes. Mes hanches bougent autrement, mes genoux plient à l’envers. Ma grand-mère dit que les adolescentes rêvent de princes charmants. Je pense à la Belle et la Bête. Mon corps m’échappe, remue à mes côtés. Mes seins poussent, rondes lunes. Mon dos se courbe. Je deviens autre. Parfois j’ai le corps de mon père. Puis je suis moi à nouveau. Je cours dans les bois, je vole presque. Je traque aux pieds des arbres. Au réveil, mes draps sentent l’animal. Mèches collées à mon cou, et j’ai si faim. Je me couche en boule, comme une bête qui veille.
à ce stade de la nuit, personne ne me voit. Je suis là, et je n’existe pas. Je traverse les murs, les gens, les objets. Rien ne me touche, je ne touche à rien. Je suis ici, mais je ne me vois pas. Ma bouche articule en creux. Aucun son. Ma voix avalée. Je crie, ça brûle, mais je reste silencieuse. Incompréhensible. Je tends mes doigts vers les interrupteurs, ils passent à travers. Les poignées s’éloignent, mes gestes ne servent à rien. Dans mes rêves, ma famille dîne sans moi. Ma place est vide, mon frère mange mon dessert. Ma mère ne dit rien, je n’y suis pas. Au réveil, mes bras, jambes, visage reprennent place. Mais ça recommencera. La transparence. Et j’en aurai peur. Je dors collée au mur, pour que quelque chose résiste.
à ce stade de la nuit, j’ai peur d’être visible. Que ma mère devine — elle comprend toujours avant moi. Que voit-on de dehors, à cette heure de la nuit ? Mes paupières fermées sont comme des portes closes. On n’assiste pas à mes rêves, n’est-ce pas ? La peau nue sous mes doigts. Le corps en éveil. Des gestes que mes mains savent. J’ai peur que ça reste sur mon visage au matin. Une chaleur sur les joues. Des yeux qui parlent trop. Ma grand-mère dit : les rêves, c’est pour de faux. Pourquoi alors les draps froissés ? Si un garçon me touche en rêve, est-ce mal ? Ma mère répète : ne te laisse pas caresser ni embrasser, méfie-toi des hommes. Même en rêve ? Se méfier du sommeil. De ce mouillé entre les cuisses. Comme si mon sexe devenait langue et salive. Je dors en chien de fusil. Les bras serrés. Pour que rien ne s’échappe. Pour retenir l’intérieur.
à ce stade de la nuit, j’ai un nourrisson dans les bras. Il est chaud, il ne cligne pas des yeux. On pourrait me croire mère, j’ai l’âge. Mes reins se creusent. Il me tient comme si j’étais son silence. Nouveau-né, mais il parle comme un grand. Combien de doigts ? Cinq, bien sûr. La nuit est sans soleil — il le sait aussi. Les dents pour mordre. Le nez, et on respire. Il dit tout ça calmement, comme s’il récitait des lois anciennes. Il me fixe. Un poids minuscule qui nomme déjà. Il me répond : tu n’as pas compris, je suis né avec tes souvenirs. Au réveil, mes bras gardent son poids.
à ce stade de la nuit, je me regarde dormir. Je suis allongée, mais aussi debout près du lit. Lèvres opaques, ventre en attente. Les draps, la respiration. J’aimerais me vérifier. Mais j’ai peur d’entrer. Si je me réveille, laquelle disparaîtra ? La maison ne bouge pas. Mes paupières tremblent. Je suis peut-être, par mon corps rêvée. Je suis deux et aucune de nous ne cède sa place. Qui survivra au jour ?
j’ai beaucoup aimé votre texte, il a la force des rêves qui décomposent et recomposent, morcellent pour mieux saisir le coeur caché des choses. merci. Michaël
merci beaucoup Michael
Magnifique. Et la vidéo aussi. Merci
merci Louise, très touchée
Merci Gracia pour « J’apprends à me fondre. Je me rends — liquide. » Rends je l’entends comme une reddition une capitulation. J’explore cette sensation en ce moment. Le vidéo poème est magnifique et m’a donné envie de faire la même chose. Merci pour la beauté
oui cette polyphonie… merci beaucoup à toi, hâte de voir tes vidéos (joie de savoir cette envie communiquée, oui oui à la vidéo Gilda !), merci
Gracia évidemment ton texte me plaît autant à l écrit que de t entendre. La vidéo pas encore réussi tu m initieras à Voix vives. Je fais la voix c est deja!;) à tout vite de se dire en vrai
Merci Jen, oui on prendra ce temps à Sète, avec plaisir !
Tout tellement beau ! Voix, texte, images. Merci Gracia
merci fort fort Muriel