
Il y a quelques années, j’ai revu Novecento. Dans la cour de la ferme, une courroie de la machine à battre le grain se rompt et tue l’un des ouvriers… et soudain, ça m’est revenu : il y avait la même batteuse antique dans la ferme d’un cousin éloigné, une ferme qui était déjà une « ferme d’antan » à cette époque de mon enfance. On y allait rarement en été, le plus souvent en automne ou à la fin de l’hiver, aux mois des pluies. On garait la voiture à l’entrée de la cour, un espace de terre battue et de cailloux, presque toujours semé de flaques. Quand il fallait descendre de la voiture, impossible de ne pas poser le pied dans la boue, les étrons et la fiente, même en se mettant sur la pointe des pieds. Ça me dégoûtait. Eux, les cousins, ils étaient en bottes de caoutchouc toute la journée, hommes et femmes. Les hommes ne les retiraient pas quand ils entraient dans la salle pour déjeuner, insouciants d’apporter avec eux cette boue grasse et collante. Les femmes répandaient de la sciure sur le pavé après l’avoir lavé, ça agglomérait les saletés et rendait plus facile le nettoyage qu’elles devaient recommencer chaque repas.
Dehors courent les volailles : poules et coqs de Cayenne, miniatures agressives aux plumages colorés et échevelés, dindes et dindon, canards, et aussi une oie et un jars, couple de sales bêtes dont les étrons puent et qui ne cherchent qu’à pincer les jambes et cuisses nues qui passent à leur portée. Contre le mur près de la porte de la cuisine, des clapiers à lapins et, tout en haut, deux cages grillagées où tournent sans répit deux furets que le cousin garde pour la chasse et qui cherchent à mordre la main qui se serait un peu trop approchée. Et les chiens, qui aboient et montrent les dents, attachés certes, mais avec une longueur de chaîne suffisante pour pouvoir attaquer quiconque tenterait d’entrer plus avant dans la cour, là où trône le tas de fumier sur sa mare de purin noir. On est assailli par les odeurs, fortes et écœurantes. Derrière, la porcherie. A côté, une porte ébranlée par des coups incessants, ceux du verrat qui cherche à s’échapper. Il y a là toutes les sortes d’animaux de la ferme, à l’exception des chèvres et moutons. Et au moins un mâle de chaque espèce, sauf un taureau, le cousin ayant enfin été convaincu des bienfaits de l’insémination artificielle.
Entre la voiture et les marches de l’entrée principale du corps de logis se dresse un grand corps gris et manchot, la pompe. Ce géant de fonte noirâtre n’a qu’un seul bras articulé, trop long, qui ne retombe qu’en partie. S’il fait chaud, les hommes, jambes écartées et dos courbés, s’y lavent la tête en rentrant des champs. Les femmes y remplissent les seaux à longueur de journée. Il faut lever le bras de la pompe, l’abaisser, le relever, l’abaisser jusqu’à ce que le pompage soit amorcé. Le corps de fonte gargouille, puis pousse une sorte de gémissement, et crache enfin de l’eau par le tuyau de son ventre.
La salle est sombre et basse de plafond. A gauche de l’entrée, accroché au mur sur une plaque de bois, le téléphone qui justifie la plaque d’émail blanc accrochée au pilier de briques du portail d’entrée : « Cabine téléphonique ». Le midi, les hommes y mangent, assis sur des bancs de part et d’autre de la longue table. Seul le cousin a droit à une chaise, ou plutôt un fauteuil de paille, au haut bout de la table. Les femmes, fichu sur la tête été comme hiver, les servent ; elles, elles mangent à la cuisine. Tant que le cousin n’a pas ouvert son couteau, celui qu’il garde plié dans sa poche et ne le quitte jamais, tant qu’il n’a pas commencé à manger, aucun n’ose toucher à son assiette. Étiquette aussi sévère que celle de la cour d’Angleterre.
Au plafond de la cuisine pendent des rouleaux de papier collant brunâtre, couvert de mouches engluées. Ça sent le lait suri. Dans l’immense buffet à quatre portes, on conserve les pains de beurre salé, plus jaune que les boutons d’or. Je me souviens, comme d’un instantané, avoir vu par la fenêtre une très vieille femme, la grand-mère (ou l’arrière grand-mère?) assise, affalée comme un tas de chiffons contre la porte de l’étable, en train d’actionner verticalement une sorte de pilon de bois dans un cône de bois cerclé semblable à un tonnelet ouvert qu’elle tenait entre ses genoux. C’est une baratte, m’a-t-on dit. C’est comme ça qu’on fait le beurre.
De l’autre côté de la cour, c’est l’étable. Où sont les toilettes? Hein? y a pas n’a pas de cabinet ici, faut aller dans l’étable! Au fond, dans la paille! Ça sent la bouse des vaches au cul merdeux, qui en chassent perpétuellement les mouches de leur queue embrenée. C’est une odeur un peu aigre, mais aussi chaude, bien moins déplaisante que celle du purin, une odeur de paille, de foin séché et de chaleur animale, une odeur rassurante. Les vaches tachées de roux et de noir sont des bêtes placides et amicales. Elles se sont prêtées de bonne grâce à mes essais maladroits pour les traire. Et j’ai fini par apprendre à saisir le trayon à pleine paume, le masser vers le bas pour faire jaillir le jet de liquide blanc crème et oblique qui va tinter contre la paroi de métal du seau à traire. Ah! l’odeur du lait tiède et frais et crémeux et son goût incomparable!
Les vaches ne restent à l’étable que l’hiver. L’été, on les mène au pré, un peu au-dessus de la ferme. Il est clos de haies, elles peuvent y rester la nuit. Je les y ai emmenées une fois ; elles semblaient très heureuses de sortir et se laissaient mener sans difficulté. Pour aller les traire, la cousine prend une très vieille voiture, une autre antiquité, une Peugeot peut-être, qui n’a plus de couleur. L’intérieur a été complètement vidé pour pouvoir y mettre les grands bidons de métal blanc au couvercle creux, le seau et le tabouret à traire. Il ne reste que le siège de la conductrice. Qu’importe, il n’y a que quelques centaines de mètres à faire ! Je l’ai accompagnée une fois, ce qui m’a permis de ressentir dans mon corps tout le sens de l’expression « tape-cul »!
De la ferme, on rapportait du lait et du beurre. Et puis un jour, sans doute à la suite d’une embrouille, on a cessé d’y aller. Les vaches seules m’ont manqué.
*
Il y a deux ans, lors d’une balade en voiture avec un ami, nous sommes passés non loin. Et si on y allait ? Le village est minuscule, il n’a pas été difficile de retrouver la ferme.
La cour a été bitumée, plus aucune volaille n’y picore. C’est très propre et coquet. La porte donnant accès à la salle a été repeinte, les vieilles marches de brique creusées par le temps remplacées par des degrés de grès jaune pâle. Aucune trace de boue. La pompe n’est plus là. Il est possible que quelques morceaux de son grand corps de fonte aient été repeints et reconvertis en supports pour les pots de géranium rouge disposés tout le long de la façade du corps du logis. Maintenant, ici aussi, il y a l’eau courante. Les clapiers à lapins sont devenus des casiers de rangements. Le seul tracteur de la cour est un jouet d’enfant en plastique rouge et jaune.
L’étable a disparu. Plus de vaches, plus de paille, plus de foin, plus d’odeurs, plus de lait crémeux ni de beurre jaune.
A la place, un joli gazon, vert tendre et bien tondu avec salon de jardin, table et sièges de rotin, parasol et chaises longues. La seule trace qui reste de l’étable est au sol : un long ruban de pierre blanche.
Ne reste sur le pilier de briques du portail que la plaque d’émail rongée par la rouille et le temps, « Cabine téléphonique ».
Bonjour Georges, J’ai été heureuse de vous lire, surtout votre passage sur l’étable qui n’est pas sans rappeler ce que j’ai écrit moi-même.
Chez nous la pompe est toujours là, même si elle ne donne plus d’eau puisque la source qui l’alimentait est maintenant sollicitée par un dispositif électrique. Sa présence sympathique rappelle toute une époque.
Il y avait aussi une de ces pompes chez ma tante et mon oncle, pompe qui ne donnait plus d’eau non plus. On y accrochait des paniers de fleurs. Ils avaient acheté une ancienne ferme mais n’étaient pas du tout agriculteurs.
Cette « plaque d’émail rongée par la rouille » dit quelque chose de l’ordre d’une résistance. Elle n’a pas fini de nous hanter…
Au fait j’ai la même plaque émaillée dans mon entrée… Un téléphone pour tout le quartier quand chacun d’une même famille a le sien aujourd’hui…
« Et puis un jour, sans doute à la suite d’une embrouille, on a cessé d’y aller. » Il y aurait à écrire sur les embrouilles et querelles intestines qui gangrènent les campagnes…
Merci