#rectoverso #04 | l’odeur du savon

Il marche depuis une heure dans cette ville fuie. Trente ans d’absence. Il ne veut pas voir, ça s’impose : impacts sur les murs, portes rafistolées, sourires trop propres sur les affiches. Rien n’est clair ici. Tout est trop ou trop peu. Trop de religion, pas assez de service public. Trop de mémoire, pas assez d’histoire. Il en veut à ce pays. S’en veut de n’avoir jamais su l’aimer.
Derrière, un immeuble écroulé. Des enfants jouent à cache-cache entre les gravats. Il pense : c’est ça, Beyrouth. La superposition. Le vivant et le mort. Il marche plus vite, comme pour distancer ce qui monte. S’arrête devant un immeuble de trois étages, pierre ocre, balcons en fer forgé. Pas sa maison d’enfance, mais quelque chose d’approchant. Même époque, même architecture.
*****L’odeur du jasmin sur la terrasse, si dense qu’elle lui donnait mal à la tête. Sa mère disait : « C’est trop fort, mais c’est le pays. » Elle disait ça pour tout. Le café trop sucré, la musique trop haute, l’amour des voisins.
Il n’hésite pas longtemps, le portail est ouvert. L’escalier en marbre. Ses pieds reconnaissent avant sa tête. Cette résonance particulière dans les cages d’escalier.
*****Les dimanches matin. La voix de sa mère depuis la cuisine : « Ton père a acheté des knéfé ! » Il la rejoignait en courant, pieds nus, pyjama qui flottait.
Le salon derrière la porte. Carrelage blanc et noir en damier. Comme avant chez eux. La texture des tapis sous ses pieds. Épais, un peu rugueux. Il aimait s’allonger dessus et tracer les motifs de l’index. Des étoiles, des losanges, des lignes qui ne menaient nulle part.
*****Le crissement des petites voitures sur le carrelage. Sa mère : « Doucement, les voisins du dessous ! »
*****Wahad, tnayne, tlété. Une voix qui compte. Un, deux, trois. Il ne sait plus ce qui était compté. Mais le rythme est intact dans sa mémoire, cette mélodie des chiffres égrainés.
*****Le goût du miel sur ses doigts d’enfant. Sa grand-mère qui lui en donnait en cachette avant le repas. Elle trempait son pouce dans le pot : « Allez, vite, avant que ta mère ne voie. » Il léchait son doigt et elle riait. Elle avait une dent en or qui brillait.

*****Les conversations d’adultes le soir sur la terrasse. Les voix qui se mélangent, les langues qui s’entremêlent. Son père qui dit « évidemment » au milieu d’une phrase arabe. Sa mère qui répond « akid ». Il ne comprenait pas tout mais ne connaissait pas d’autre musique, cette liberté avec les mots.
*****Le café turc dans les petites tasses. L’amertume qu’il n’aimait pas enfant. « Un homme doit aimer le café, » disait son père en tournant les pages de son journal.


« Parce qu’ils sont morts. » Il a répondu sans savoir d’où surgissait la question. Il quitte l’immeuble, troublé. Est-ce que j’ai fui ce pays, ou est-ce que c’est lui qui s’est retiré ? Des phrases lui traversent l’esprit. Questions ou voix, il ne sait pas encore.
Tu insultes ton pays pour éviter de pleurer tes parents. Pathétique ! Tuer les souvenirs ne ressuscite personne.
Ses pas reprennent le dessus, martèlent l’asphalte. Sous chaque foulée, d’autres images.
*****Le marché le samedi matin. Les couleurs des fruits, les cris des marchands, la main de sa mère qui serre la sienne pour qu’il ne se perde pas. Elle achète toujours trop de tomates. « On ne sait jamais ». Comme si la guerre pouvait arriver à tout moment. Que les provisions de légumes pouvaient prémunir du manque.
Tes parents meurent et c’est moi ton pays, que tu décides de haïr. Petit joueur. Tu en veux à ta femme de m’aimer malgré l’exil.
Interdire l’arabe à ta fille, ça venge quoi exactement ? Idiot, tu n’as rien compris.

Sa fille. Sa joie de dire « merci » dans sa langue à lui. Choukrane ma fille. Son regard sur cette ville. Ses tentatives pour apprendre le libanais en cachette. Il l’envie. Elle commence là où lui a cessé. Elle accepte ce qu’il a refusé. Ne s’encombre pas d’absolu. Il pense : c’est peut-être ça, appartenir. Ne pas chercher à pardonner ni à comprendre. Juste cesser de se battre.
Tu m’as quitté ? Faux. Je suis dans ta gorge. Dans tes silences. Tu peux fuir, je reste cette terre qui colle.
La guerre. Pas de souvenirs précis. Juste cette tension permanente dans la voix des adultes. Ces conversations qui s’arrêtent quand il arrive. Ces informations complexes à la radio, en permanence. La guerre, c’était surtout ce mélange de vacarme et de silence qu’elle créait autour d’elle.
Et tu aurais détesté la France, si tes parents étaient morts sur l’autoroute A6 ?
Il aurait pleuré, aurait beaucoup souffert, mais continué. Il n’aurait pas rayé la France de sa carte mentale. Il s’arrête net au milieu de la rue. Ses jambes tremblent. Trente ans de colère qui retombent. Il n’a pas haï ce pays. Comment peut-on haïr des pierres, des rues, des montagnes ? On ne hait pas un pays, on hait sa propre impuissance. Le Liban, ce nom commode. Bouc émissaire de pierre et de mer. Plus simple à accuser que les hommes. Moins risqué que les larmes. Pour oublier la seule vérité qui compte — son père, sa mère : morts, point. Sans raison, sans réparation. Juste morts.
*****Et puis ce samedi de décembre 1975. Il ne se souvient plus de ce qu’ils faisaient avant. Peut-être une visite. Il revoit le visage de son père. Sa mère : « On rentre. Tout de suite. » Le trajet en voiture, plus rapide. Les valises sorties en urgence. « Prends tes livres préférés. Ceux-là seulement. Le reste, on l’enverra plus tard. » Jamais eu de plus tard.
1989. Tout sauf l’exil. Tes parents voulaient revenir. Ton avenir ici. Tu le sais. Mais tu préfères me détester. Plus facile de haïr que pleurer, tu es plus Libanais que Libanais !
Il reconnaît maintenant la rue d’où il est parti. Ses pas ont dessiné une boucle étrange, presque parfaite, autour de son refuge.
Ce n’est pas moi l’ennemi. Pourquoi revenir sinon. Pourquoi trembler. Et te souvenir si bien de l’odeur du savon, de la pastèque coupée en tranches, du bruit des ventilateurs.
Demain, il ira acheter du pain. Parler au boulanger. Dire bonjour à cette femme qui arrose ses plantes aux mêmes heures. Essayer un mot dans sa langue d’enfance. Rater. Réessayer.
Il sort son téléphone. Il sait ce qu’il va dire. Ce qu’il aurait dû dire depuis trente ans. Aller sur leur tombe. Pleurer ses parents en homme. Pour la première fois depuis.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

7 commentaires à propos de “#rectoverso #04 | l’odeur du savon”

  1. Poignant. A lire et à relire car ce texte au-delà de l’intime, ou parce que tout intime est chargé d’une parcelle d’universel, dit beaucoup des temps que nous traversons. Merci beaucoup pour ce moment de lecture.

  2. Très touché par tout ce que dit ce texte, les conversations d’adultes, les voix qui se mélangent, les langues qui s’entremêlent… et puis aussi ce jamais eu de plus tard. Merci beaucoup Gracia.

    • Merci Michael, je n’avais pas vu toutes ces voix qui se sont invitées… en plus de celle (plus compliquée à installer) du pays, merci pour l’écoute des mots

  3. Très beau texte, très émouvant. Tu as une manière de saisir le mouvement des pensées complexes, des contradictions qui donnent beaucoup à ressentir pour le lecteur. Merci.