#rectoverso #05 | rue Louise de Kéroual

La maison est carrée comme toutes celles du lotissement de la rue Louise de Kéroual. Le jardin est bordé d’une haie de troènes. Ça sent le pipi de chat ! se moquent les gamins en passant. Pipi de chat vous-même ! murmure Emma. Elle tourne en rond dans ce pavillon de banlieue ordinaire, dans cette famille ordinaire, dans cette vie ordinaire. Toutes les maisons du lotissement sont construites sur le même modèle : un sous sol semi-enterré avec son garage, son coin bricolage, sa mini buanderie, une volée de marches à grimper pour rejoindre la porte d’entrée vitrée,  avec à gauche le salon salle-à-manger, à droite la cuisine aménagée, en face une porte qui ouvre sur un couloir qui dessert une salle de bains, des toilettes, une première chambre au fond à droite, la plus grande, celle de tous les parents du lotissement et en face la deuxième chambre pour les enfants, beaucoup plus petite. Pour les familles nombreuses une chambre supplémentaire peut être aménagée au sous-sol avec une fenêtre qui ouvre au ras de l’herbe. Emma se dit qu’un jour elle pourrait bien se tromper de maison, passer la mauvaise porte d’entrée, elle ne serait pas dépaysée puisque le salon salle-à-manger et la cuisine seraient toujours à la même place et dans la chambre des parents un père et une mère dormiraient dos à dos. Elle pousserait alors la porte de la chambre d’enfant pour aller se coucher dans un lit qui ne serait pas le sien et personne ne remarquerait rien. Seuls les portraits photos de l’enfant pris à l’école et alignés sur le buffet du salon proposeraient un autre visage à la place de celui d’Emma à trois ans, Emma à quatre ans, Emma à cinq ans, Emma à six ans, etc. jusqu’à  l’âge du collège où la ribambelle de photos s’arrête comme si la vie s’était figée là et que les jours s’écoulaient monotones sans que rien ne change. Pourtant sous les apparences trompeuses d’une vie paisible et rangée il souffle un vent terrible à l’intérieur d’Emma. Heureusement qu’il y a le cerisier planté à sa naissance dans le jardin. C’est le seul cerisier du quartier, ce qui rend ce jardin plus précieux que les autres. Si on demandait à Emma : où habites-tu ? peut-être qu’elle répondrait qu’elle habite un cerisier bigarreau napoléon de huit mètres de haut. Elle se blottit entre les branches disposées en couronne autour du tronc, on dirait une main. Ses parents ont beau lui dire : Descends de là, tu vas tomber !  les branches de cerisier c’est fragile ! Elle secoue la tête : L’arbre la tient. Un corbeau vient parfois lui rendre visite, elle l’appelle mon corbeauté. Chaque été l’arbre déborde de fruits sucrés. Il y en a tant que madame Mercier la voisine vient régulièrement y remplir son panier. 
Quelques années plus tard la rue n’a pas changé mais les pavillons ont vieilli, les toits sont recouverts de mousse. C’est la faute au brouillard humide qui monte de la Seine toute proche et au climat pluvieux de ce coin de banlieue. Les crépis autrefois blancs sont maculés de taches noires, de traînées rouges. Dans le jardin d’Emma, le cerisier à disparu. Un panneau A vendre se balance accroché au portillon qui penche et quand l’odeur des troènes en fleurs envahit la rue Louise de Keroual, même madame Mercier change de trottoir.  

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

2 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | rue Louise de Kéroual”

  1. Cette balade d’Emma m’emmène par son rythme, ses contrastes, ses dépliés au conditionnel. Une intrigue sonne, ses deux jalons initial et terminal, les 2 « Louise de Keroual ». Wiki me propose Louise Renée de Penancoët de Keroual au tout sauf ordinaire parcours.?

    • Merci ! Louise de Kéroual, ce nom m’est revenu de je ne sais où. La rue d’une ville dans mon enfance sans doute. C’est de là qu’est partie l’écriture, c’est curieux d’où ça vient des fois