J’écris à la demande. C’est venu du bouche- à -oreille. Quelqu’un qui ne trouvait pas les mots a eu besoin d’un coup de main. Il n’avait pas de travail, il y avait urgence. Et malgré les bons conseils des pôles de l’accompagnement professionnel, rien. Rien pour assurer sinon l’avenir du moins un présent provisoire. Il voulait écrire au maire pour faire comprendre à l’élu qu’il y en a qui ne peuvent plus attendre et qu’il faisait partie de ceux-là parce que derrière il y avait les siens, des bouches à nourrir, des questions, l’impasse, la peur de manquer de tout et de tout manquer. Mais c’est compliqué d’aborder un notable. Surtout quand, au moindre rendez-vous en face à face tout se bloque, les mots de l’oral fuient à toute allure et il n’y a plus aucune chance de trouver une issue, une façon de dire. Au moins, vous savez bien, une lettre, on peut la lire, la relire. Vous, vous avez le don, on me l’a dit. Non je n’ai pas de don mais j’ai appris comment déclencher sans tricher un peu de compassion ou l’équivalent de l’écoute à la lecture. C’est d’accord. Ça n’a rien d’officiel, je ne suis pas écrivain public mais j’ai commencé par écouter ce qu’il me racontait au point de devenir lui. L’écriture est sortie toute seule, comme appelée, mobilisée. A peine née, elle lui appartenait. Il voulait une lettre manuscrite, pour l’authenticité. J’ai accepté. Il est revenu quelques semaines plus tard pour me dire que ça avait marché. Alors ça a continué avec d’autres. J’ai accepté, puisque je pouvais le faire. Mais j’aurais préféré apprendre aux demandeurs comment faire. Ils n’étaient pas contre mais là, c’était trop tard, ils ne pouvaient plus attendre. Les démarches n’avaient rien donné. Au bout des formulaires, il y avait l’attente sans fin, le silence qui abime ou tue. Une lettre ne pouvait pas faire de mal et pouvait même tout changer, à condition de l’adresser au bon destinataire. Essayer de trouver les mots justes, ça rejoint l’humain, non ? Et vous, vous savez alors vous ne pouvez pas refuser. Je ne sais pas si je sais mais j’ai recommencé. C’est quand même compliqué de faire simple : lettres pour demander asile ou logement, ou délai ou travail ou aide. J’ai même écrit une lettre de condoléances pour quelqu’un qui ne se contentait pas du petit carton mais se noyait dans des sanglots qui noyaient aussi les mots. Je l’ai vu remonter à la surface quand je lui ai lu ce que j’ai écrit pour lui : c’est devenu son texte après la mort de son ami. J’aurais bien voulu écrire à l’ancienne une lettre d’amour pour quelqu’un, quitte à puiser dans les réserves mais il parait que ça ne se fait plus depuis qu’il y a les sites de rencontres : de profil à profil, efficacité garantie. Dans ce domaine, les lettres sont inutiles. Il y a assez à faire ailleurs.
J’écris ce qu’ils me dictent. Les morts sont les vivants de l’autre part et cherchent à communiquer. Parfois ce sont les proches, parfois de parfaits inconnus. Ils passent souvent par les rêves et je récolte comme je peux les images qu’ils sèment en vrac, au passage ; il faut se débrouiller pour les saisir le plus vite possible car les messages se volatilisent au moindre contact ou deviennent incompréhensibles en se déformant. A ce moment-là, pour les écrire, c’est une autre histoire. Les morts dictent aussi des lettres en traversant les épaisseurs du soir agité ou en donnant des indications aux oiseaux du petit jour, ceux qui transportent les premiers sons dans les jardins ou à la lisière des forêts. Il s’agit alors de traduire les signes sans exclure contexte ou prégnance en attente. Il arrive que les morts parlent trop vite : tout se mélange, la maison s’embrase et il faut avant tout éteindre l’incendie. Ne restent alors que les cendres du message. Il arrive aussi que les messages soient étrangement clairs. Ou vraiment obscurs. Le problème c’est que je ne connais pas forcément les destinataires. Comme je ne peux parcourir la terre entière, je compte sur des indices inattendus pour les retrouver. En attendant j’entasse traductions, transcriptions, bribes. Quand je ne serai plus là, que deviendront-elles ? Un jour ou l’autre, les vivants de l’autre part me diront quoi faire et ce sera dans le testament.
Et maintenant, c’est écrit
J’aime beaucoup, en particulier la fin de votre texte, ces images et ces lettres qui se défont et qu’il faut traduire en mots et en messages… c’est très beau!
Et bien merci pour eux, les vivants et les morts. Toute cette correspondance est précieuse et quelle dextérité ça demande de récupérer les messages à travers rêves et forêts. J’ai beaucoup aimé.
Bien aimé l’accélération du mouvement verso et de l’écriture jusqu’à l’enflammement. L’urgence à écrire en quelque sorte avant qu’il ne soit trop tard. Merci