#rectoverso #07 | Lucy Ellmann & le fait que, très rapide, très lent

Je ne saurais dire si c’était par réflexe que je m’étais arrêté ou si, au contraire, l’habitude m’incitant à l’indifférence, j’aurais continué. Le fait est que pour continuer mon chemin, je traverserai son passage. Arrivé à une brèche dans le champ de maïs faite pour le tracteur, je ne pouvais passer sans regarder dans sa direction. Je m’immobilisa, saisissant l’instant, m’enfonçant dans son image, cherchant à ajuster mon regard au sien. Nos regards s’élançaient sur vingtaine de mètres pour se rencontrer. Je ne saurais dire ce que vois une biche. C’est là une hypothèse d’artiste. Moi, j’atteignais sa croupe, sa tête, ses jambes fines. Je voyais ses oreilles remontées mais je n’aurais pu dire si elles cachaient des cornes. Le fait est que je les cherchais, les imaginais. Mon regard se perdait dans un flou à fur et à mesure que je regardais, je me concentrais. Le fait est que je sentais une transe me prendre rapidement par les yeux puis la tête et ensuite le buste et le bout des doigts. L’animal était aussi immobile. Qui de nous deux s’immobilisa en premier? J’avais vu sa croupe entrer dans le champ de maïs sans en deviner le point d’entrée. Le fait est que lorsque j’ai vu l’animal, il était retourné vers moi et me regardait. Il était immobile et je m’immobilisa par la suite. À force de fixer ce point et le perdre et le refixer, mon corps s’arrangea pour être plus stable – excepté mes jambes que j’avais gelé rapidement. Mais elles étaient proches l’une de l’autre et je craignais de les bouger. L’animal me regardait et avançait. Le fait que j’avais l’impression d’acquérir un pouvoir m’induisait à plus d’immobilité et à un transe plus profonde. La vision étroite était encouragée par le longueur du couloir de maïs. Le champ était long… très long… Et calme… très calme. Je voyais très large et très flou. Je perdais mes repères spatiaux et temporels. Comme une jumelle qu’on ajuste, mon regard alternait rapidement entre la vision proche et lointaine. Sans pouvoir se poser sur autre chose quelques instants que ce losange brunâtre aux yeux sombres. À la périphérie, les reflets des feuilles vert d’eau s’agitaient en griffant le champ bouteille. Encore un pas… Combien de temps passe dans ces moments là? Une minute, on se regarde. Deux minutes, elle avance. Trois minutes… Je réajuste mon corps pour être à l’aise. Ma cage thoracique s’ouvre, mes épaules dépriment et mes scapulas se rapprochent. Mes doigts se relâchent et picotent. Mon poing s’ouvre. Quatre minutes… Un bruit à l’arrière me fait tourner la tête pour le repérer comme étant plus haut… Un pic vert tapote contre le tronc de l’arbre. Autrement, les moteurs au loin. Cinq minutes passent… La biche se détourne de moi fait quelques pas, puis se retourne… Puis continue de marcher puis se retourne. Le fait que je suis toujours immobile lui provoque une attention plus grande et n’incite pas à la fuite. Je regarde encore – je m’y perd dans mon regard. Elle revient et fait quelques pas en avant. Doucement. Je m’en fous presque… Mais un part de moi espère qu’en attendant assez longtemps, elle viendrait me voir de plus près.

Le fait que j’avais écouté John parlé de l’idéalisme allemand dans la soirée m’influença à penser à cette expérience en terme de rencontre avec l’Absolu. « L’absolu vient nous chercher et nous avons ensuite à tenter de l’expliquer avec les mots de notre culture. » Je pense à M*****. Le fait que mon affaire se passait mal me revenait souvent dans les moments de calme ou de lucidité. Comme si les mouvements d’un être pouvait m’expliquer ceux d’un autre. Comme si le fait que les mots de nos courriels s’émiettaient en lettres réutilisables, polis, génériques rendaient toute écriture secondaire à l’expérience innommable de l’absence. Parfois grâce, parfois honte, certains soirs scandaleuse, cette absence. Tout se passait par fascination et violence… Craintive, curieuse, elle passe du temps à me regarder. Reste que le fait qu’elle s’éloigne, la biche. Elle sort du couloir et entre dans le champs de maïs. J’attends qu’elle ressorte la tête du couloir. Non, pas cette fois-ci. La vie continue. Je marche quelques pas sans nostalgie ou déception. L’expérience est faite.