#rectoverso #07 | Buffon

Recto
La décision, il ne va pas falloir que Maud dise que c’est moi, j’ai simplement dit que j’étais fatiguée, un peu fatiguée, que j’avais hâte d’arriver. C’est Estelle qui a décidé de ne pas faire le détour jusqu’à la forge de Buffon, on s’est juste arrêtées cinq minutes à la gare de Montbard pour acheter une bouteille d’eau, Estelle a pris une canette d’icetea saveur mangue, ce n’est pas ma fille je me suis retenue de lui dire ce que je pense des arômes artificiels, c’est drôle ce midi dans son bento, la salade avait l’air bio-bio, l’exotisme artificiel ça lui correspond bien, mais que fait-il ce garçon il est fou, au volant de sa google car, il était bien souriant pourtant, au distributeur de la gare, il déboite sans clignoter, l’autre s’est arrêté pile, je me demande si ça a frôlé, et les voilà qui s’énervent, Maud a bondi de la voiture sans rien me dire, heureusement que je n’ai pas redémarré, elle essaie de les calmer, avec quelques passants ameutés, il est à cran, peut-être que pour une éraflure, il peut se faire virer par google, il était mignon tout plein, une petit mine ronde, il m’a fait penser au neveu de Ludo, parcourir les routes de France avec cet attirail sur le toit, c’est un drôle de boulot, qu’est-ce que je dis, comme si les cartes s’arrêtaient à la frontière de la France, ce n’est pas Michelin, j’ai connu un Michelin, un descendant un peu simplet, mes parents lui ont vendu leur appartement de Paris, c’est ma banque qui garantissait le prêt, à la signature il avait un complet vaguement beige qui tourbillonnait sur les pieds, il n’était pas vraiment sous tutelle, mais il y avait une sorte de conseiller, drôle d’attitude, comme pour surveiller ce qu’il faisait, ça y est ils sont remontés chacun à son volant, en claquant bien fort leur portière respective, Maud est toute contente de sa médiation, mais j’ai peu d’espoir que ça lui fasse oublier la forge de Buffon, maintenant que je la connais un peu, on va en entendre parler, elle va se mettre tout bougonne à bougonner, elle regrette déjà qu’on ne l’ait pas écoutée, il faudra faire diversion, allons concentrons-nous, qu’au moins je ne me trompe pas de direction, sinon ça va être le pompon, quand mes parents venaient nous chercher à la gare de Lyon, pour aller jusqu’à chez eux, ils prenaient la rue Buffon tout le long du jardin des Plantes, ils préféraient passer par là, à mon avis c’était plus long que par la place d’Italie, Denfert et Montparnasse, mais ça n’a pas duré longtemps. De quitter Noisy pour Paris, ça les a rendus si fiers qu’ils ont perdu quelques amis, ou alors c’est la distance qui a créé l’éloignement, ou alors c’est nous qui étions partis et de venir nous voir, ils n’avaient plus de temps pour leurs amis, bref ça n’a pas été une réussite, Paris, ils ne faisaient plus qu’attendre la retraite. Nous on n’est pas d’une famille à manifester. Google car a tourné, il nous fait un signe amical de la main, Maud lui répond à travers la fenêtre baissée, elle revient sur notre rencontre tout à l’heure avec lui, elle est détendue, aucun signe qu’elle pense à Buffon, allez savoir, le gps dit trente minutes, je me souviens que mon père m’apprenait à compter en additionnant les chiffres qui marquaient les kilomètres entre les ronds cerclés de rouge, avec leur petite tige comme une épingle pour les relier à la ville sur la carte, les chiffres rouges sur fond jaune, il fallait faire ensuite une division pour trouver le temps par rapport à la vitesse, Michelin je me demande si c’est un prénom, comme Michel, comme Micheline, tu imagines donner à ton fils un nom de pneus ? Depuis la retraite ils sont à Vernon, moi j’aurais préféré Samois, mais la décision a été prise sans moi, ils auraient pu un peu discuter, je ne sais pas.

Verso
Devant le Botanic Garden de Washington, sur les marches, un petit perron façon Trianon, pour faire français et pour faire royal, mais en beaucoup plus grand, comme tout le centre monumental, une ville de représentation, avec le Capitole sur la droite, le matin il était très tôt, j’étais venue à pied depuis l’hôtel, je connaissais la ville pour y avoir vécue, là j’étais à l’hôtel, à L’Enfant, il y a mieux, mais ce n’est pas moi qui avais choisi, j’y étais pour la banque, et à cette heure-là personne, la soirée avait été très arrosée et cette jeune femme qui zonait, un peu grise, un peu transparente, je dis « jeune » mais elle avait mon âge peut-être, sauf que les dread locks, le legging, l’espèce d’imperméable, je ne sais plus quel mois c’était, il ne faisait pas froid c’est tout ce que je vous dirais, ni étouffant comme ça peut l’être l’été, ce devait être le printemps, et moi assise avec mon gobelet de café, je soulève le couvercle qui le maintenait chaud, trop chaud, pour le faire un peu refroidir, je l’avais acheté à la gare, parce que sur Independence Avenue tu ne trouves pas ce genre de chose, d’ailleurs personne ne marche à pied à Washington, sauf les touristes et les paumés, et je regardais le jour se lever, les voitures peu à peu plus nombreuses, je ne me souvenais plus de la taille des voitures ici, j’aimais les Chevrolet, les Buick, les Oldsmobile, il y avait beaucoup plus de japonaises que quelques années plus tôt, et cette fille qui me fait son baratin, assise à côté de moi, cool tu vois, elle habite à Philadelphie, il lui manque trois dollars pour prendre le train, non c’était plus que trois, huit dollars peut-être, pour faire crédible, et moi avec mon café, dépassant mon envie de ne pas être dérangée, je me mets à parler à la fille, et ce qu’elle fait à Washington, et de m’apitoyer, c’est moche de s’être fait voler son porte-monnaie. Elle me voit sympa, elle se méfie en même temps, est-ce que j’allais marcher dans sa combine, et qu’elle me parle, si elle voulait bien, un peu de Philadelphie, si elle avait le temps, si son train n’était pas bientôt, remarquez moi jusqu’au bout j’hésitais, je ne savais pas si j’allais lui donner ses cinq ou ses huit dollars, mais à un moment, je ne sais pas si c’est l’effet du soleil derrière le Capitole, je me suis dit que des coups de pute – d’habitude je parle pas comme ça, et jamais devant mes enfants, mais il faut appeler un chat un chat – nous en faisions assez dans les salons climatisés, aux industriels de la mine avec qui on négociait, qui d’ailleurs ne se privaient pas de chercher à nous entuber, et je lui ai filé un billet, peut-être même plus que ce qu’elle demandait. Philadelphie je m’en souviens parce que mon collègue Bruno, celui qui me disait du mal de Ludo, aimait beaucoup Philadelphie, et moi je ne connaissais pas, je ne connais toujours pas, avec le recul sur certains points il n’avait pas tort, même s’il était de mauvaise foi, mais le jardin botanique de Washington, finalement je n’y suis pas allée, la veille on avait fait semblant de se dire qu’on irait visiter les musées, personne n’en avait envie, on avait commencé à la bière, et on avait fini, tard, au bar de l’hôtel, avec les trains qui passaient sur la passerelles qui nous faisaient chavirer, mais j’étais restée assez claire pour ne rien compromettre, je ne voulais rien compromettre, que Bruno aille se rhabiller.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie esclave romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. «Ton Nombril» et «BigBang» (Toutàlheure, 2023 et 2024, illustrations de Luce Fusciardi) sont des albums pour les tout-petits qui forment un diptyque sur le thème de l'origine.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #07 | Buffon”

  1. j’aime comment tu as su reproduire ce flux de conscience sans utiliser « le fait que », et les parallèles discrets mais mystérieux entre les deux femmes des deux textes : des voitures, des décisions, des villes…

    • Bonjour Line, merci pour ton commentaire. C’est intéressant que tu y ais vu deux femmes, car il s’agit de la même… à travailler pour le faire sentir.

  2. On voyage vraiment avec toi dans l’espace et le temps, le recto-verso verso-recto se conjuguent ils nous ouvrent des kilomètres avec et sans chiffrage rouge, l’omission volontaire du Leitmotiv factuel donne au texte une belle fluidité ( ça fait moins Bolero de Ravel ). Merci.

    • Merci beaucoup Nathalie. L’omission est en effet volontaire, comme l’a souligné François je travaille ces consignes dans la perspective de mon manuscrit en cours. J’ai eu peu de temps cette semaine pour lire les autres textes, je vais tâcher de m’y remettre. À bientôt.