RECTO
Codocille : Ce texte est une extension de la proposition #rectoverso #02 #verso Seconde lecture et se poursuit par les textes du cycle précédent : boost #11 de tout point désarmés

Avec le recul, le fait que son « envol » parachève la séquence ne pouvait me surprendre. Il m’avait été annoncé, proclamé d’une certaine manière, dès mon arrivée sous la pergola, par cette image qui ne quittait pas mes yeux, son dos et la montagne. La fixité apparente de ces deux éléments, à quoi, avec sa voix, mon univers s’était réduit pendant plus d’une heure, les avait gravés sur ma rétine dans une forme de rébus. Fixité illusoire puisqu’une autre force était à l’œuvre, le jour déclinant les renouvelait à chaque instant, comme si une multitude de points de vue s’étaient succédés à la vitesse de lumière. La nature même de ce qu’elle lisait contenait une urgence. Il y avait une intensité solaire dans le premier texte, celui de la chambre où je me réveillais au bord de l’âge adulte, et nocturne dans le second, où l’obscurité de mon propre désir dans la forêt sombre appelait cette renarde de feu, qui tenait de la précipitation chimique. Sur le moment, dans le moment, je n’en ai pas eu conscience. C’est plus tard, en feuilletant chez un bouquiniste spécialisé Couleurs et Peintures de Coffignier, que je suis tombé sur la phrase : Dans une fabrique de couleurs, l’atelier de précipitation est celui qui occupe le plus grand emplacement. J’avais été joué. Lentement joué. Le dénouement était là dès le début, aussi sûrement que le jugement dernier. Une lente précipitation qui l’amènerait à l’extrémité du champ, où le jeu des dénivelés et des perspectives trompait l’œil jusqu’à donner à voir là un précipice, un surplomb tragique au-dessus de la vallée invisible.
Le fait qu’elle ait marqué un arrêt long après avoir traversé l’herbe coupée d’un pas décidé, qu’elle ait ensuite levé ses deux bras nus avec une extrême lenteur vers le ciel lui a pour ainsi dire donné des ailes. Je savais que ses bras étaient nus, mais ma mémoire déployait le membre manquant entre les reins et la paume presque simultanément. J’ai vu il y quelques années un spectacle dans une salle où il faisait un noir complet. J’en suis ressorti avec des souvenirs de couleurs, d’images… La pesanteur de son mouvement, l’entrelacs des mots qu’elle avait lus, des affects contraires qu’ils avaient déchaînés en moi et de l’immuabilité mouvante des montagnes alentour, la beauté de ce moment façonné et accidentel, tout cela rendait possible son envol comme son saut dans un vide sans fond. Elle a disparu dans un clin d’œil. Mon cœur s’est arrêté. Il s’arrête un instant chaque fois que je convoque le moment. Je tâte la plaie. Elle est miraculeusement intacte. Un refrain sans mot a insisté aux portes de ma mémoire pendant des semaines pendant l’été qui a suivi. J’entrevoyais des fragments qui se confondaient avec les images, orbe, vol, cime, vol, volé. Finalement, le bouquiniste a commenté mon aventure comme une mésaventure : Tu n’as pas été lentement joué, mais volé. Disant cela, il a sorti une belle édition de La Légende des Siècles :
Les nuits depuis se perdent en quête de retrouvailles.
Texte étrange où l’on bascule d’un univers dans un autre… Le noir complet avec images… et la dernière phrase qui continue le mouvement. Merci
Le texte est la suite d’un autre et en précède un troisième, il peut donc légitimement paraître parachuté… ce qui va bien avec son thème. Mais je salue justement vos efforts pour vous accrocher. Merci encore Louise de cette nouvelle lecture.