#rectoverso #06 | Quand on est conducteur d’engins

Quand on est conducteur d’engin on est content quand un patron nous embauche en CDI. Fini les rendez-vous à Pole emploi, les questionnaires à remplir, fini l’angoisse de l’intermittence à attendre que les contrats s’enchainent, fini l’épluchage des petites annonces. Quand on est conducteur d’engin comme moi, on préfère mille fois lire Antoine de St Exupéry. Le livre que mon beau-frère m’a offert à Noël : Du vent, du sable et des étoiles édité chez Gallimard dans la collection Quarto, ce volume est formidable ! Il contient presque toute l’oeuvre de ce génial aventurier : Courrier sud, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre, Le Petit prince, Lettre à un otage, Citadelle, Poèmes de guerre, L’Adieu, Le Carnet de Casablanca, Un vol et autres contes, Poème pour Loulou, Manon, danseuse, L’Aviateur, Lettres à l’inconnue, Souvenirs et correspondances, et même des Scénarios, des Manuscrits et des dessins. Quand on est conducteur d’engin comme moi depuis vingt cinq ans, on se lève tôt, j’embauche à 08h00, la veille je prépare ma gamelle pour déjeuner dans l’algeco avec les collègues Marcel, Momo, Kader, Yvan, Brontis, Ali et Jean. Même si le réveil est matinal, au saut du lit, avant la douche, je prends toujours le temps de pratiquer vingt minutes de Qigong : réveiller le corps en douceur, faire des étirements, des torsions, assouplir les articulations et respirer largement. Cela m’aidera a supporter la station assise prolongée en torsion et les gestes répétitifs. Quand on est conducteur d’engin, il faut être vigilant et concentré car un accident est vite arrivé. Je me souviens du 5 septembre 2007, il faisait déjà chaud ce matin-là, même à huit heures. Le conducteur, Karim, venait de grimper dans sa pelle mécanique. Une mission simple : dégager une tranchée pour faire passer des câbles. Comme d’habitude, casque vissé sur la tête, gilet fluo sur le dos, il avait vérifié les commandes. Tout semblait en ordreMais le terrain était instable, argileux, mal tassé par les pluies de la veille. Karim avance la pelle, pivote, creuse, et au moment de relever le bras mécanique, un grondement sourd résonne. Le sol cède sous le poids de la machine. De loin on voit le basculement, net. Pas le temps de réfléchir. En une fraction de seconde, l’engin glisse, bascule sur le flanc. Il est projeté violemment contre la paroi de la cabine. Le monde devient bruit, choc, métal qui crisse. Puis le silence. Karim est coincé. Son bras gauche écrasé entre le siège et la vitre fissurée. Il tente de bouger, panique. La radio grésille mais il ne peut pas atteindre le micro. À l’extérieur, nous regardons la scène, tétanisés, certains collègues accourent, hurlent son prénom, tapent contre la vitre mais à l’intérieur tout est silence. Les pompiers arrivent, mettent en place les cales, découpent la tôle, ouvrent la cabine comme on ouvre un piège. Mais il est trop tard. Karim ne respire plus. Son casque est fendu. Son corps, brisé. Ce jour-là, le chantier s’est figé. Plus un bruit. Juste le vent qui passe entre les grues. Et les regards qui se détournent. Pas de grandes phrases. Juste une absence. Une colère sourde. Un vide. Depuis, son prénom reste sur le panneau du vestiaire. Une étiquette blanche. « Karim ». Effacée par la poussière, mais toujours là.












A propos de Cécile Bouillot

Bonjour je suis comédienne. Je développe également des projets vidéos dans lesquels je filme les gens autour d'une même question. J'écris des poèmes de rue a partir de phrases récoltées dans la rue, j'aime m'amuser avec différents jeux d'écriture, j'écris régulièrement depuis deux ans. Acte 2 Scène 2. Chaine Youtube : https://www.youtube.com/user/cecilebouillot

3 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Quand on est conducteur d’engins”

  1. C’est terrible cette histoire, moi aussi j’ai assisté à un accident de pelleteuse sur un chantier de voirie. Un jeune homme a eu la jambe broyée par cet engin qui a basculé sur lui. Atroce. Je ne sais pas s’il était en CDI ou un intérimaire …
    Le secteur du bâtiment et des travaux publics concentre près de 9 % des salariés du régime général. Il représente à lui seul environ 18 % des accidents avec arrêt de travail et près de 30 % des décès.

  2. Un récit qui happe jusqu’à la chute.
    « Une étiquette blanche. « Karim ». Effacée par la poussière, mais toujours là. » c’est beau, merci