Je ne voulais pas faire l’andouille, c’est à cause d’elle. Je ne crois pas qu’elle voulait faire l’imbécile, mais quand on est toutes les deux, c’est plus fort que nous, on n’arrête pas. Firmine, c’est la moitié qui est en moi qui a envie de rire quand l’autre moitié n’en a pas envie. Je crois que c’est la même chose pour elle, on est l’une pour l’autre deux joyeuses moitiés. À nous deux, on est deux moitiés de clown qui se transforment par je-ne-sais-pas quelle magie en deux clowns. Lorsqu’on est ensemble, on est deux clowns alors que lorsqu’on est seules, on est deux filles communes, ordinaires. Tristes. Lorsqu’on est séparées, les moitiés en nous qui n’ont pas envie de rire reprennent le dessus et on est tristes. Entièrement tristes. Il est probable qu’on est tristes, aussi et surtout, parce qu’on est seules, parce que l’autre est absente. Parce qu’on n’est pas deux moitiés, parce qu’on est une. Une seule.
J’ai rencontré Fanny dans le bac à sable du parc. Elle avait cinq ans, j’en avais quatre. Ça compte un an à cet âge. Ça compte parce que c’est le premier truc qui vient à l’esprit quand on cherche à comparer deux enfants. Ah ouais, elle a un an de plus, je comprends mieux. Moi, je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas comment avec seulement un an de plus, un enfant pouvait délivrer autant d’énergie, se battre, crier, rire, courir, jouer. Les yeux grand ouverts, j’avais demandé à ma mère si j’allais devenir comme ça. Comme ça, comme elle, comme Fanny. Je devais avoir l’air inquiète et ma mère m’a répondu avec ce détachement qui la caractérisait : je ne sais pas, ça dépend de toi. Ça dépendait de moi. Une réponse suffisante pour dissiper l’horreur qu’elle lisait dans mes yeux. Une phrase, aussi, qui s’est mise à germer dans ma tête de petite fille. Et si je devenais comme elle ?
C’est Firmine qui a l’eu idée qu’on s’habille en clowns. Ce genre d’idées, c’est elle. Moi, je suis fortiche pour inventer une nouvelle grimace, trouver une acrobatie, improviser une scène qui fasse rire tout le monde. Firmine, elle est cette moitié qui a ce genre d’idées, comme s’habiller en clowns. Nez rouge, maquillage, cheveux verts ou rouges, redingote à poids, chaussures immenses… Tout l’attirail. Après, elle m’a dit qu’il fallait qu’on aille où on serait utile. On a essayé le cimetière. Pas très concluant, difficile d’y faire sourire les gens qui sont tout juste vivants. On a essayé les sorties de bureau. Pas très concluant non plus, après une demi-heure, on faisait la même tête que les costards-cravates-tailleurs-chemisiers. Sauf que nous, on était en habits de clowns. Puis on est allé à l’hôpital. Pas chez les fous, ils nous auraient gardées, non, à l’hôpital pour enfants. Et là, on a compris. On a compris ce qu’on faisait là.
Au début, j’étais incapable de la suivre autrement que par les yeux. Mes yeux suivaient Fanny comme un feu-follet hystérique qui rebondissait partout. Et puis j’ai appris à la prévoir, à la devancer. J’ai appris à anticiper son rebond pour l’y attendre. Un croche-pied et hop, par terre. Et tout le monde qui riait à gorge déployée. C’est idiot, un clown, c’est aussi pour ça qu’il fait rire. Et puis Fanny s’est mise à anticiper mes anticipations, et c’est moi qui me retrouvais allongée sur le sol. Et ça riait encore plus. Le petit garçon avec la peau si blanche qu’on la croyait transparente a ri si fort que la terre s’est arrêtée de tourner. La petite fille avec un fichu sur la tête pour cacher ses cheveux disparus a tapé si fort dans ses mains que toutes les étoiles sont apparues dans le ciel. Et nous riions tous ensemble dans ce moment de vie éphémère que nous avions créé. Que les moitiés de clowns qui sont en nous avaient créé. Juste pour rire.

(je sens que la photo que tu as choisie, a influencé ma lecture)
les deux moitiés qui font un tout et chouette ton dernier paragraphe, un croche-pied, oui un truc idiot mais qui fait rire…
même si c’est triste, on rit quand même
Tellement fluide… et ciselé. Un plaisir à lire.
Merci Jean-luc
Oh la belle idée du duo de clowns avec un paragraphe dont l’alignement à gauche laisse l’espace d’une tignasse à droite et vice versa… « Vice versa », à voir ce qu’en feraient des clowns !