#rectoverso #08 | de l’une à l’autre

R
Même grande, la cour de l’école est étroite. Une seule chose compte : retrouver le domaine après les heures lourdes et les récréations avec impossibilité de trouver refuge dans un coin, à l’abri des regards. Lire, rien d’autre, maintenant que je sais, après avoir grappillé partout les mots, compris l’éclosion du sens à force d’assemblages. Il y en a qui ont dit que c’était trop tôt, et qu’il ne fallait pas brûler les étapes. Mais je n’y pouvais rien : j’ai vite compris où était le trésor. Dans la cour, tout le monde joue. J’essaie aussi, pour faire comme tout le monde, et passer inaperçue. C’est comme payer un droit de passage. La marelle, ça peut aller : on va de la terre au ciel en passant par des chiffres, je m’y retrouve. C’est devant la case terre que j’ai connu Sylvaine. Timide, réservée, comme on dit. Le seul arbre de la cour nous tendait les bras et nous l’avions compris : il garderait nos secrets en les faisant circuler dans les nervures des feuilles. Je crois que c’était un tilleul, et son parfum revenant flotte à travers les temps. On m’a obligée à écrire de la main droite et j’ai longtemps été marquée par une sorte de mise à l’écart non dite mais que traduisaient des micro-humiliations comme cette fois où je n’ai pas réussi à faire une tresse avec trois brins parce qu’on me faisait sentir que tresser autrement, comme la « gauchère contrariée » que j’étais n’était pas dans la norme. Alors je perdais vite confiance et moyens. Un jour, Sylvaine, patiemment, m’a montré comment faire, comment être comme les autres. Je me suis entrainée en tressant sa longue chevelure brune. Puis j’ai tressé les mots. J’ai raconté à Sylvaine mes premières histoires. Cette fois où j’ai trouvé des primevères en fleur sous un bonhomme de neige. Le lac, au fond duquel, au milieu d’une forêt, je voyais un village peuplé de personnes transparentes. Et bien sûr notre condition de créatures un peu étranges, qui faisaient tout pour passer inaperçues. J’ai appris que le prénom Sylvaine avait à voir avec la forêt, comme celle qui peuplait ma solitude dans le domaine. Et puis ma famille a déménagé. On n’a pas jugé utile de prévenir l’enfant que j’étais. Il a fallu encaisser le choc : le domaine, c’était fini. Je n’ai jamais revu Sylvaine dont j’ai oublié le nom de famille. Mais pas le prénom.
V
Elle a disparu dans le courant de l’année CM2. Je ne sais pas ce qui s’est passé. A l’époque, on ne posait pas de questions, on gardait tout pour soi et parfois, ça explosait. J’ai d’abord cru qu’elle était malade. J’ai pensé à sa cicatrice côté gauche du cou, à ce qu’elle m’avait raconté à propos du bacille qui l’avait contaminée, des piqures, de l’opération qu’elle avait subie sur la table de la cuisine. J’ai attendu et j’ai même cru qu’elle était morte. Mais on ne parle pas de ces choses-là. Au bout de quelques semaines, j’ai dit à mes parents que j’allais faire un tour en vélo. Je n’avais pas le droit de quitter le périmètre du village mais comme je savais où était la route ou plutôt la longue allée menant à l’entrée du domaine, en pédalant à toute allure, je suis allée voir. La belle grille noire de fer forgé était ouverte, près de la maison du gardien et tout de suite après, j’ai vu les vieux sapins aux douces branches basses, de part et d’autre du chemin. Mais je n’ai osé ni demander ni entrer. D’ailleurs, il n’y avait personne.Je me suis sauvée et quand, de retour à la maison, on m’a demandé où j’étais allée car on ne me trouvait nulle part, j’ai menti. J’ai dit que je m’étais assise près de la vieille porte de pierre près de laquelle avait été tournée la scène de la fuite du roi à Varennes. Il fallait bien que je mente puisqu’on qu’on m’avait interdit la route du domaine : la route était trop isolée, le domaine appartenait au baron et les familles qui travaillaient là étaient quand même un peu à part. La fin de l’année scolaire est vite arrivée et comme je ne pouvais parler à personne de mon chagrin, j’ai inventé ma vérité : elle est partie rejoindre ceux qui vivent au fond du lac d’Armainvilliers et a laissé pour moi des messages quelque part. J’ai fini par les trouver : dans les nervures des feuilles du tilleul, sur le chemin de la marelle qui va de la terre au ciel en passant par les chiffres. Et aussi l’hiver suivant, quand il a beaucoup neigé : quelqu’un avait laissé un grand bonhomme de neige au bord de la route. Je savais ce qu’il y avait dessous, j’ai retrouvé le sourire. La neige a fondu. J’ai quitté l’école de Tournan pour entrer en sixième.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.