
Appartement 41 – F3 (3 pièces, cuisine, sdb, WC, loggia)
1. Extérieur jour. Loggia.
C’est plutôt un balcon minuscule, un triangle étroit et allongé qui part de la porte vitrée de la cuisine et s’étire le long du mur sur à peine deux mètres pour finir en pointe. Depuis ce quatrième étage, on a vue sur la périphérie du bourg, chantiers de construction, usines, routes, autoroute, camions qui charrient betteraves et pulpe fumante. A perte de vue, la plaine. Sous la dalle qui se trouve juste au-dessus de la porte vitrée de la cuisine est accroché sur un cintre un manteau de femme, taille 36, en lainage écossais à fines bandes orange clair et vert pâle sur fond beige. Une odeur tenace et écœurante de pulpe de betterave s’est incrustée dans le tissu lors de la visite de la sucrerie. Il se balance au vent sur fond de ciel gris.
2. Cuisine, intérieur jour.
Sur le coin de la table en formica blanc et tubulures d’acier, une tasse à café en arcopal blanc décorée d’une frise de fleurs stylisées rouge et orange refroidit. À côté, un pot de Nescafé, entamé et ouvert. Le bouchon de plastique marron côtelé est resté sur la table. Odeur de café soluble, d’humidité et de relents de pulpe de betterave quand le vent tourne.
Sur la table, le numéro de septembre du magazine Elle. En couverture, le buste d’une fille aux cheveux auburn, coiffée d’un chapeau mou, vêtue d’un pull à losange et d’un manteau en tweed noir et blanc. Le foulard aux teintes chaudes et le maquillage rosé laissent cependant une impression de réconfort.
3. Bureau, intérieur jour.
Il y flotte une odeur légèrement miellée de tabac à pipe. Contre le mur, quelques étagères couvertes de livres, des poches pour la plupart, et des spécimens de manuels scolaires. Sur le bureau, un vieux meuble de l’armée à tiroirs multiples, sont disposés soigneusement un sous-main de cuir vert très usagé, un gros cendrier de verre industriel où repose une pipe éteinte, un présentoir à pipes circulaire en bois verni, un gros stylo-plume noir et or, marque Waterman, posé sur un repose-plume en porcelaine et cuivre doré. Un paquet de copies est posé à gauche du sous-main. À droite, un mazagran de grès beige empli de café au lait fumant et une soucoupe sur laquelle on a disposé deux biscuits Lu et deux morceaux de sucre n°3 et une petite cuillère.
Une copie a été abandonnée en cours de correction, un Bic rouge laissé en son centre.
4. Cuisine, intérieur nuit.
La porte du placard situé au-dessus de la gazinière est resté ouvert. On y aperçoit un pot de Nescafé, un bocal en verre à couvercle de plastique rouge empli de sucre en poudre, des coquillettes, et un paquet de purée en flocons, de couleur jaune. Le nom de la marque, Mousline, imprimé en caractères Helvetica, s’y inscrit en rouge.
Sur la table, un paquet de forme rectangulaire, sans doute une tranche de pâté, enveloppé dans du papier à petits carreaux vichy rose, porte l’inscription « Charcuterie de l’église, maison Lebigot ». À côté deux tranches de jambon rose s’étalent sur le même papier, blanc, lisse et presque nacré sur son envers.
Sur le bord de l’évier, des bouquets blancs de chou-fleur ont été mis à égoutter dans une passoire de métal émaillé blanc.
Sur la gazinière quatre feux, l’eau bout dans une casserole émaillée de blanc, elle aussi. Elle est décorée du même motif rouge et orange que les tasses à café.
5. Palier du 4e étage, intérieur nuit.
Bordé d’une rambarde métallique, c’est le débouché de l’escalier. Il y a quatre portes, dont deux en vis-à-vis à chaque extrémité du palier. Le plafonnier grésille et clignote par moments. Près de la porte de l’appartement 41, le vide-ordure a été mal refermé. Sur les bords de la trappe, on voit des traces de légumes trop cuits, et au sol des déchets de chou-fleur réduits en purée, comme si on avait jeté à la hâte, peut-être violemment, le contenu d’un plat. Une odeur persistante de chou a envahi le palier. Derrière la porte, on entend des éclats de voix. Une voix masculine gronde, une voix féminine répond. Le plafonnier s’éteint. Bruit de gifle.
6. Salle de bains, intérieur.
La pièce est très petite, sans fenêtre. A gauche, un grand placard. À droite, une petite baignoire sabot. Sur le mur du fond, une armoire de toilette à trois portes-miroirs. La rampe d’éclairage au néon diffuse une lumière blafarde.
Sur le lavabo, on a laissé un mouchoir de coton blanc taché, des glaçons en train de fondre, des rondelles de concombre et une pomme de terre épluchée coupée en deux, ainsi qu’un tube de fond de teint non rebouché.
7. Chambre, intérieur jour.
Le lit est défait, encadré de deux tables de nuit en plastique blanc. Sur celle de droite, un réveille-matin de marque Jaz. De forme carrée, il est posé sur un socle et un pied de plastique rouge. Sur le chevet de gauche, une plaquette de pilules roses et blanches et un thermomètre.
Jetées sur le lit, côté gauche, des lunettes noires.
Sur la vitre mouillée de pluie, les gouttes glissent, s’accrochent, partent de biais et ne se résignent pas à tomber…
Très cinématographique votre texte, on se sent caméra qui dépose sur les objets un regard indifférent, sans valeur affective, pratique ou économique. Objets aussi nécessaires qu’un lieue vie quotidien.
Je ne sais pourquoi mais je vois vos Objets ponctuant le quotidien comme les petits cailloux blancs du Petit Poucet.
oui en effet, ce sont des petits cailloux: j’essaie d’explorer une piste, je ne sais si elle me mènera quelque part.
Beaucoup aimé la précision, les couleurs des objets, le marquage d’une époque. Merci
Merci Louise!
C’est graphique et pas vraiment engageant. Mais je pose la question « qu’est-ce qu’on mange » ?
que mangent les anorexiques?
Beaucoup aimé votre texte et la façon que vous avez trouvée de répondre à la proposition.
Merci Émilie. Comme vous, j’ai eu du mal avec cette proposition. J’ai donc essayé de continuer sur la fiction commencée en #8, sous cet angle. Je reprendrai peut-être plus tard.
Merci pour ce texte fort et riche qui ouvre beaucoup de pistes, l’espace est extrêmement bien évoqué, (plan, couleurs, matières, odeurs) sous ses aspects factuels, on devine des conditions de vie difficile et le mal être du personnage féminin dont on devine la maladie.
Merci George pour ce texte d’une précision clinique, en le lisant j’ai l’impression qu’il peut se dérouler à l’infini. Je découvre aussi l’odeur douce et tenace de la pulpe de betterave.