Codicille: J’ai lu hier l’entretien de Jean Echenoz dans Le Monde, intitulé par le journal: « J’ai pu être déçu, voire consterné par ce que je tentais d’écrire, mais jamais je ne me suis dit : j’arrête ». C’est à cette lecture que me renvoie l’idée de codicille proposée par François (c’est bien de lire un auteur parler de ses livres quand on n’en a jamais écrit, c’est un peu comme regarder Sotomayor sauter 2m44 et se dire qu’on aimerait bien faire du saut en hauteur ou écouter Dylan en s’imaginant écrire soi-même des chansons, on se sent soudain capable). J’y ai noté quelques idées qui renvoient à ce que je fais. Il dit notamment que « le réel donne des idées » (à propos de la documentation). Il dit aussi, à propos de Lac, « j’ai aussi passé des journées en voiture pour inventorier les murs antibruit des autoroutes : je voulais mettre au point, justement, une espèce d’inventaire poétique de ces équipements qu’on ne regarde jamais. » C’est peut-être à ça que renvoient les listes, à leur capacité d’inventaire de ce sur quoi on ne s’arrêterait jamais.
Alors dans cet atelier, quel est mon truc ? Je n’en ai pas, sinon celui de tenter de respecter scrupuleusement la consigne (ou la compréhension que j’en ai) pour ce qu’elle va me permettre de faire émerger : ce sur quoi je ne me suis jamais arrêté, ce à quoi je n’avais pas pensé, ce qui était invisible jusque-là, un angle nouveau, une autre manière de décrire le réel qui donne des idées mais tout ceci centré sur un personnage d’un livre à venir (celui-ci, contrairement à tous les autres livres possibles des ateliers précédents devrait exister puisque j’ai signé un contrat d’édition). De ce personnage, je creuse le passé qui sera peu présent dans le texte mais qui lui donne sa force. Pour cela, je prends la consigne et je documente (toujours à partir de la consigne qui m’invite à aller compulser des informations sur un aspect, par exemple la prison de San Pedro à La Paz). Chaque consigne me surprend. Chaque consigne me permet de creuser. Nous disposons proposition après proposition de pioches, pelles, bêches, râteaux, tamis, scies permettant d’accumuler dans des seaux, caisses, sacs, du matériau qui n’est plus vraiment brut puisqu’il a été choisis, ramassés, et déposés là.
Choses oubliées du passé ou que personne ne sait ou que l’on tait ou qu’on préfèrerait ne pas savoir et qu’il faut inventer
Mamá,
Le dernier cri,
Le tout dernier cri
Le tout premier cri
Le dernier cri poussé par une mère
Le dernier cri poussé par une mère en couches
Le dernier cri poussé par une mère en couches avant qu’elle ne meure
Le premier cri poussé par une enfant dont la mère vient de mourir en lui donnant la vie
Le premier cri de l’enfant qui succède au dernier poussé par sa mère qui vient de lui donner le jour
Les premiers jours passés à téter le sein d’une co-détenue dans la prison où sa mère est morte en accouchant
Tous les autres cris dont l’enfant se souvient qui sont ceux qu’elle entendait depuis la cellule où elle dormait, la nuit
Tous les cris qui ne font plus peur aux enfants, tellement ils en entendent et tellement ils se blottissent contre les femmes qui vivent là
Les cris de douleur, les cris de colère, les cris de révolte qui permettent aux enfants de ne pas s’inquiéter quand les voix s’élèvent et se mêlent
La vie d’une enfant dans une prison auto administrée, ce qui a permis qu’elle y reste, après la mort de sa mère, accueillie par une voisine qui venait aussi d’accoucher et dont les seins étaient pleins
La vie d’une enfant comme celle de tous les enfants qui vont à l’école, apprennent à dessiner, à lire et à compter, à qui l’on raconte des histoires, qui jouent et explorent un monde pas si clos que ça
Les enfants qui se promènent parmi des tueurs, des dealers, des putes et des maquereaux, des escrocs et des voleurs, des pauvres pour la plupart qui ont appris les codes en entrant ici, parmi lesquels le respect des enfants
Les enfants qui jouent et imitent les grands, apprennent en jouant à se défendre – physiquement ou à la tchatche, une tchatche qui ne s’apprend que là –, à ne pas avoir peur du ton qui monte et des fronts qui se plissent, à se méfier aussi des gueules dont peu se méfient
Des enfants qui trouvent tout grand autour d’elles, la cellule qu’elles appellent leur chambre où elles ont vécu et où elles ont grandi à trois et où le lit leur a laissé de moins en moins de place au fur et à mesure que l’adulte le partageait avec deux adolescentes, l’une fine et longue, l’autre ronde et large
La salle de classe, une cellule comme les autres dans laquelle ont été placés quelques pupitres pour enfants, où ils se serraient à deux ou à trois pour dessiner ou écouter l’institutrice qui écrivait la date chaque jour sur le tableau noir suspendu au mur par une ficelle, les faisait chanter. Et parfois ils faisaient de la pâte à modeler.
L’arrivée de Pedro dont elle se rappelle, qui a remplacé l’institutrice, qui lisait histoire sur histoire, qui leur a appris à lire, grâce à qui elle rentrait dans sa chambre avec un livre, à cause de qui elle ne bougeait plus, ne se promenait plus dans la prison et restait sur la coursive jusque tard dans la nuit à lire à la lueur d’une lampe faible comme un soupir
L’apprentissage du français, une autre langue que personne ne parlait ici où pourtant l’espagnol d’Amérique circule autant que le quechua, l’aymara et même le guarani que parlent entre eux quelques indiens venus de l’est, arrêtés pour avoir collaboré avec les trafiquants venus du Brésil, mais le français, seul Pedro le parlait, et il l’enseignait et les mots qu’elle entendait dans cette langue l’emportaient
La libération qu’elle n’a jamais considéré comme une libération, elle n’a jamais été condamnée, mais comme un départ forcé, un exil puisqu’elle est née là, qu’elle a toujours vécu là, qu’elle ne connait rien d’autres que ces murs, ces cours, ces inscriptions, ces toits de tôle où marchent les prisons, où elle a vu pleurer des hommes avant de mourir et crier des femmes qui donnaient d’autres vies que la sienne.
Notes ou carnets ou classeurs ou fichiers à ouvrir
- Les mortes et les morts que l’on a connus
- Les langues mortes par manque de survivants
- Les reliefs des Andes
- Les règles de vie dans une prison sans matons
- Quelques livres écrits en français qu’une jeune femme emporte avec elle
- Quelques animaux et plantes du littoral européen
- Quelques langues parlées qu’on ne comprend pas mais par lesquelles on se laisse bercer
- Quelques personnages de fiction dont on peut s’inspirer à l’adolescence
- Quelques répliques de théâtre passées à la postérité
- Quelques objets nécessaires à la survie lorsqu’on est à la rue
- Choses que l’on n’emporte pas au Paradis
- Choses que les apprentis redoutent par-dessus tout
- Exercices qui endurcissent le corps
- Exercices qui endurcissent l’esprit
- Exercices qui améliorent les sens
- Exercices de défense et d’attaque à mains nues
- Exercices de défense et d’attaque avec objets de la vie quotidienne
- Exercices de défense et d’attaque avec armes
- Choses qui permettent d’être plus cruel
- Exercices de rationalisation de l’inacceptable et de l’insupportable
- Choses qui justifient de donner la mort
- Choses qui interdisent de donner la mort
- Choses dont on ne se souvient pas et qui pourrissent la vie sans qu’on le sache
- Choses qui rendent malade et dont on peut se protéger
- Les catastrophes
- Choses qui rendent profondément triste, d’un seul coup
- Choses que l’on peut faire pour orner son corps
- Choses qui doivent être connues pour pouvoir identifier ses interlocuteurs
- Choses qui affinent le regard
- Choses qui apparaissent sous un certain regard seulement
- Choses que le regard ne peut pas supporter
- Choses qui flattent le regard
- Correspondances entre La Paz et Paris
- Recettes boliviennes
- Couteaux pratiques à glisser dans une botte ou à l’arrière d’un pantalon
- Effets des plantes que l’on mâche
- Groupes armés anticapitalistes et assassinats ciblés
- Collectifs militants et luttes politiques
- Gestes à connaître pour se défendre
- Organisation tactique pour rester à la police antiémeute
- Paroles de la performance collective La Tesis « un violador es tu camino »
- Choses qui font que les mecs la ramènent moins
- Choses qui font que les mecs continuent à la ramener
- Choses que l’on croit acceptables mais qui humilient lorsqu’on les dit
- Montagnes au pied desquelles on se sent bien
- Choses que l’on imagine en portant son regard sur quelqu’un
- Gestes touchants que l’on peut voir parfois quand on marche dans la rue
- Définitions des mots que l’on ne comprend pas mais que l’on trouve beaux
- Chambres dans lesquelles on a dormi depuis que l’on est arrivé en France
- Génocides
- Choses qui désespèrent et pour lesquelles on croit ne rien pouvoir faire
- Villages où l’on pourrait se retirer
- Saintes et Saints à qui l’on allumerait bien un cierge sans être croyant
- Choses qui permettent de parler de sexe l’air de rien
- Choses qui produisent de la violence
- Choses qui permettent de résister à la violence
- Choses violentes contre lesquelles on ne peut rien
- Métiers inventés pour protéger les riches des pauvres
- Procédés inventés par les pauvres pour survivre
- Animaux que l’on mange (sauf si ses croyances ou sa philosophie l’interdisent)
- Choses dont on sait qu’elles détruisent le monde dans lequel on vit
- Courants écologistes
- Maisons d’édition qui produisent un savoir critique
- Objets de luttes féministes
- Choses qui blessent particulièrement les personnes trans’
- Divinités incas
- Choses qui permettent de séduire
- Choses que l’on fait avant de sortir dans la rue
- Choses que l’on fait avant de se coucher lorsque l’on vit à la rue
- Choses que l’on fait quand on vit dans une chambre d’hôtel dont on change souvent
- Manières de parler populaires
- Mots d’argot
- Mots vulgaires
- Techniques de frappe
- Techniques d’immobilisation
- Techniques d’impression
- Techniques de fabrication d’armes artisanales
- Techniques de chasse
- Techniques de pèche
- Catalogues de vente par correspondance
- Catalogues de livres en prêt à la bibliothèque
- Catalogue des expositions qu’on aimerait visiter
- Choses que l’on peut imaginer des humains en lisant le Code pénal
- Choses qui font qu’on ne regrette pas une punition
- Choses à maîtriser pour ouvrir un squat
- Choses interdites mais que l’on fait quand même tout en le sachant
- Parties du corps où frapper
- Parties du corps à savoir protéger
- Lettres échangées depuis les prisons
- Correspondances qui méritent d’être publiées
- Correspondances qui méritent d’être lues
- Correspondances qui mériteraient d’être brûlées
- Choses que l’on pourrait s’abstenir de donner aux dictateurs afin qu’ils ne le devinssent pas (en dehors de la vie)
- Choses qu’il faut connaître pour vivre dans la clandestinité
- Idées agréables qui surviennent dans les pires moments
- Choses que l’on prend toujours plaisir à manger
- Astuces pour communiquer sans être découvert
- Techniques de modification de l’apparence
- Techniques du corps
- Techniques de l’enfance
- Stades du développement de l’enfance
- Choses que l’on apprend sans le savoir et qui servent toute la vie
- Choses que l’on croit ne pas avoir apprises
- Choses nécessaires pour faire de faux papiers
- Choses indispensables pour pouvoir hacker un système informatique
- Choses efficaces pour faire parler les gens
- Choses inévitables quand on arrive à un certain âge
- Choses obligatoires pour voyager sans papiers
- Choses que l’amour peut rendre fatales
- Choses importantes pour fabriquer un pont suspendu ou une cabane dans les arbres
- Choses interdites dans de nombreux pays
- Choses pratiques pour vivre sans souci
- Choses précieuses que l’on garde pour toi
- Choses propices à l’endormissement paisible
- Les verbes irréguliers
- Les états des États-Unis
- Les races ovines
- Choses pas drôles qui font rire (et qui)
- Choses à faire pour passer le temps sans regarder un écran
- Choses qui permettent de ne pas être localisé·e
- Choses à faire pour ne pas perdre la face
- Techniques de cuisine
- Choses qui permettent de toujours se repérer
- Personnes avec qui l’on se sent bien
- Personnes que l’on a envie de tuer (tout en étant résolument pacifiste)
- Choses que l’on peut dire pour améliorer une situation
- Choses que l’on aimerait entendre pour être apaisé·e
- Directions possibles quand on quitte la ville
- Choses qui se partagent
- Choses qu’on ne fera plus malgré l’envie qu’on en a
- Bars et restaurants de Paris
- Préfectures, sous-préfectures et chefs-lieux de canton
- Aéroports depuis Roissy-Charles-de-Gaulle, Adolfo-Suárez de Madrid-Barajas et London Heathrow
- Choses à toujours avoir sur soi quand on part sans savoir pour où
- Choses à lire au moins une fois pour sentir battre son coeur
- Outils de l’hygiène corporelle
- Choses qui paraissent impossibles mais dont on a envie
- Choses qui repoussent mais qu’on se sent capable de faire
- Phobies
- Répliques de film dont on se souvient
- Plaisirs qu’on aimerait bien partager encore
- Choses dont on se dit qu’elle ne méritent pas le prix qui en est demandé
- Cartes postales envoyées (d’où et à qui)
- Choses qui sèchent à la vue de tous
- Principes sur lesquels on ne transige pas
- Choses dans lesquelles on pourrait se dissoudre
- Choses que l’on peut faire avec du bois
- Choses dont la pauvreté ne peut priver
- Choses qui permettent de tromper la faim
- Murs, frontières et no man’s land
- Femmes par lesquelles on se laisserait embrasser
- Hommes par lesquelles on se laisserait embrasser
- Stratégies de survie en milieu hostile
- Personnages immondes
- Recettes à faire en cas de pénurie d’oignons
- Choses friables qu’on aimerait bien conserver
- Choses qui surprennent par leur beauté
- Choses auxquelles penser lorsqu’on fait un compte à rebours
- Événements auxquels on rêve de participer
- Choses permettant de ne pas disparaître tout à fait
- Choses dont on se moque (alors qu’elles paraissent importantes)
- Toutes choses égales par ailleurs
excellent. la consigne est comprise; la réalisation habile et interressante, rapide de surcroit !
Bravo ! L’éditeur qui a signé le contrat a fait le bon choix.
Merci Danièle
Je suis honoré qu’il ait fait ce choix et heureux de pouvoir préparer l’écriture grâce aux formidables consignes de François.
j’ai l’impression qu’on a 2 jeux de consignes pour la 11, c’est précieux. Et la fulgurance de la production invite à mettre le turbot ! merci
Bonjour Anne.
Tout à fait, il y a bien deux consignes distinctes et qui d’ailleurs conduisent l’une et l’autre dans des directions différentes (j’aurais pu tenter de les lier, mais je trouve que ça appauvrissait la seconde).
Sur le turbo, je n’ai souvent pas le choix. Si je n’écris pas dans le mouvement de lecture de la consigne, je suis débordé. Mais sur des consignes comme celles-ci, je trouve que c’est facile, ce sont des consignes qui poussent à l’écriture et qui conduisent à aller au-delà de soi.
Merci pour ta lecture.
Au travers de ces notes, on sent un personnage et son univers qui se dessinent !
Oui, Marylène, je la sens se dessiner, depuis quelques textes.
Grand, très grand.
merci, beaucoup
J’ai lu aussi l’interview d’Echenoz. On y entend des échos de cette onzième proposition.
« écouter Dylan en s’imaginant écrire soi-même des chansons, on se sent soudain capable« : j’ai lu COUPABLE au lieu de capable…
Le texte est très fort. C’est important de creuser le personnage de cette manière, cela lui donnera toute sa profondeur dans le livre à venir, comme tu le soulignes (félicitations pour le dit livre !).
oui Philippe, le personnage avance, comme un personnage, sans que l’on puisse décider pour lui (pour elle).
Merci pour ta lecture
ça claque!
Merci pour ces textes, tous. Très très stimulant et des échos parmi les choses qui…Et bravo pour le bel horizon de l’édition !
Merci Émilie. C’est vrai que d’une consigne à l’autre, les échos se répondent