#rectoverso #11 | les cris et ce qu’il en reste

Codicille: J’ai lu hier l’entretien de Jean Echenoz dans Le Monde, intitulé par le journal: « J’ai pu être déçu, voire consterné par ce que je tentais d’écrire, mais jamais je ne me suis dit : j’arrête ». C’est à cette lecture que me renvoie l’idée de codicille proposée par François (c’est bien de lire un auteur parler de ses livres quand on n’en a jamais écrit, c’est un peu comme regarder Sotomayor sauter 2m44 et se dire qu’on aimerait bien faire du saut en hauteur ou écouter Dylan en s’imaginant écrire soi-même des chansons, on se sent soudain capable). J’y ai noté quelques idées qui renvoient à ce que je fais. Il dit notamment que « le réel donne des idées » (à propos de la documentation). Il dit aussi, à propos de Lac, « j’ai aussi passé des journées en voiture pour inventorier les murs antibruit des autoroutes : je voulais mettre au point, justement, une espèce d’inventaire poétique de ces équipements qu’on ne regarde jamais. » C’est peut-être à ça que renvoient les listes, à leur capacité d’inventaire de ce sur quoi on ne s’arrêterait jamais.

Alors dans cet atelier, quel est mon truc ? Je n’en ai pas, sinon celui de tenter de respecter scrupuleusement la consigne (ou la compréhension que j’en ai) pour ce qu’elle va me permettre de faire émerger : ce sur quoi je ne me suis jamais arrêté, ce à quoi je n’avais pas pensé, ce qui était invisible jusque-là, un angle nouveau, une autre manière de décrire le réel qui donne des idées mais tout ceci centré sur un personnage d’un livre à venir (celui-ci, contrairement à tous les autres livres possibles des ateliers précédents devrait exister puisque j’ai signé un contrat d’édition). De ce personnage, je creuse le passé qui sera peu présent dans le texte mais qui lui donne sa force. Pour cela, je prends la consigne et je documente (toujours à partir de la consigne qui m’invite à aller compulser des informations sur un aspect, par exemple la prison de San Pedro à La Paz). Chaque consigne me surprend. Chaque consigne me permet de creuser. Nous disposons proposition après proposition de pioches, pelles, bêches, râteaux, tamis, scies permettant d’accumuler dans des seaux, caisses, sacs, du matériau qui n’est plus vraiment brut puisqu’il a été choisis, ramassés, et déposés là.

Choses oubliées du passé ou que personne ne sait ou que l’on tait ou qu’on préfèrerait ne pas savoir et qu’il faut inventer

Mamá,
Le dernier cri,
Le tout dernier cri
Le tout premier cri
Le dernier cri poussé par une mère
Le dernier cri poussé par une mère en couches
Le dernier cri poussé par une mère en couches avant qu’elle ne meure
Le premier cri poussé par une enfant dont la mère vient de mourir en lui donnant la vie
Le premier cri de l’enfant qui succède au dernier poussé par sa mère qui vient de lui donner le jour
Les premiers jours passés à téter le sein d’une co-détenue dans la prison où sa mère est morte en accouchant
Tous les autres cris dont l’enfant se souvient qui sont ceux qu’elle entendait depuis la cellule où elle dormait, la nuit
Tous les cris qui ne font plus peur aux enfants, tellement ils en entendent et tellement ils se blottissent contre les femmes qui vivent là
Les cris de douleur, les cris de colère, les cris de révolte qui permettent aux enfants de ne pas s’inquiéter quand les voix s’élèvent et se mêlent
La vie d’une enfant dans une prison auto administrée, ce qui a permis qu’elle y reste, après la mort de sa mère, accueillie par une voisine qui venait aussi d’accoucher et dont les seins étaient pleins
La vie d’une enfant comme celle de tous les enfants qui vont à l’école, apprennent à dessiner, à lire et à compter, à qui l’on raconte des histoires, qui jouent et explorent un monde pas si clos que ça
Les enfants qui se promènent parmi des tueurs, des dealers, des putes et des maquereaux, des escrocs et des voleurs, des pauvres pour la plupart qui ont appris les codes en entrant ici, parmi lesquels le respect des enfants
Les enfants qui jouent et imitent les grands, apprennent en jouant à se défendre – physiquement ou à la tchatche, une tchatche qui ne s’apprend que là –, à ne pas avoir peur du ton qui monte et des fronts qui se plissent, à se méfier aussi des gueules dont peu se méfient
Des enfants qui trouvent tout grand autour d’elles, la cellule qu’elles appellent leur chambre où elles ont vécu et où elles ont grandi à trois et où le lit leur a laissé de moins en moins de place au fur et à mesure que l’adulte le partageait avec deux adolescentes, l’une fine et longue, l’autre ronde et large
La salle de classe, une cellule comme les autres dans laquelle ont été placés quelques pupitres pour enfants, où ils se serraient à deux ou à trois pour dessiner ou écouter l’institutrice qui écrivait la date chaque jour sur le tableau noir suspendu au mur par une ficelle, les faisait chanter. Et parfois ils faisaient de la pâte à modeler.
L’arrivée de Pedro dont elle se rappelle, qui a remplacé l’institutrice, qui lisait histoire sur histoire, qui leur a appris à lire, grâce à qui elle rentrait dans sa chambre avec un livre, à cause de qui elle ne bougeait plus, ne se promenait plus dans la prison et restait sur la coursive jusque tard dans la nuit à lire à la lueur d’une lampe faible comme un soupir
L’apprentissage du français, une autre langue que personne ne parlait ici où pourtant l’espagnol d’Amérique circule autant que le quechua, l’aymara et même le guarani que parlent entre eux quelques indiens venus de l’est, arrêtés pour avoir collaboré avec les trafiquants venus du Brésil, mais le français, seul Pedro le parlait, et il l’enseignait et les mots qu’elle entendait dans cette langue l’emportaient
La libération qu’elle n’a jamais considéré comme une libération, elle n’a jamais été condamnée, mais comme un départ forcé, un exil puisqu’elle est née là, qu’elle a toujours vécu là, qu’elle ne connait rien d’autres que ces murs, ces cours, ces inscriptions, ces toits de tôle où marchent les prisons, où elle a vu pleurer des hommes avant de mourir et crier des femmes qui donnaient d’autres vies que la sienne.

Notes ou carnets ou classeurs ou fichiers à ouvrir

  1. Les mortes et les morts que l’on a connus
  2. Les langues mortes par manque de survivants
  3. Les reliefs des Andes
  4. Les règles de vie dans une prison sans matons
  5. Quelques livres écrits en français qu’une jeune femme emporte avec elle
  6. Quelques animaux et plantes du littoral européen
  7. Quelques langues parlées qu’on ne comprend pas mais par lesquelles on se laisse bercer
  8. Quelques personnages de fiction dont on peut s’inspirer à l’adolescence
  9. Quelques répliques de théâtre passées à la postérité
  10. Quelques objets nécessaires à la survie lorsqu’on est à la rue
  11. Choses que l’on n’emporte pas au Paradis
  12. Choses que les apprentis redoutent par-dessus tout
  13. Exercices qui endurcissent le corps
  14. Exercices qui endurcissent l’esprit
  15. Exercices qui améliorent les sens
  16. Exercices de défense et d’attaque à mains nues
  17. Exercices de défense et d’attaque avec objets de la vie quotidienne
  18. Exercices de défense et d’attaque avec armes
  19. Choses qui permettent d’être plus cruel
  20. Exercices de rationalisation de l’inacceptable et de l’insupportable 
  21. Choses qui justifient de donner la mort
  22. Choses qui interdisent de donner la mort
  23. Choses dont on ne se souvient pas et qui pourrissent la vie sans qu’on le sache
  24. Choses qui rendent malade et dont on peut se protéger 
  25. Les catastrophes
  26. Choses qui rendent profondément triste, d’un seul coup
  27. Choses que l’on peut faire pour orner son corps
  28. Choses qui doivent être connues pour pouvoir identifier ses interlocuteurs
  29. Choses qui affinent le regard
  30. Choses qui apparaissent sous un certain regard seulement
  31. Choses que le regard ne peut pas supporter 
  32. Choses qui flattent le regard
  33. Correspondances entre La Paz et Paris
  34. Recettes boliviennes
  35. Couteaux pratiques à glisser dans une botte ou à l’arrière d’un pantalon
  36. Effets des plantes que l’on mâche
  37. Groupes armés anticapitalistes et assassinats ciblés
  38. Collectifs militants et luttes politiques
  39. Gestes à connaître pour se défendre 
  40. Organisation tactique pour rester à la police antiémeute
  41. Paroles de la performance collective La Tesis « un violador es tu camino »
  42. Choses qui font que les mecs la ramènent moins
  43. Choses qui font que les mecs continuent à la ramener
  44. Choses que l’on croit acceptables mais qui humilient lorsqu’on les dit
  45. Montagnes au pied desquelles on se sent bien
  46. Choses que l’on imagine en portant son regard sur quelqu’un
  47. Gestes touchants que l’on peut voir parfois quand on marche dans la rue
  48. Définitions des mots que l’on ne comprend pas mais que l’on trouve beaux
  49. Chambres dans lesquelles on a dormi depuis que l’on est arrivé en France
  50. Génocides 
  51. Choses qui désespèrent et pour lesquelles on croit ne rien pouvoir faire
  52. Villages où l’on pourrait se retirer
  53. Saintes et Saints à qui l’on allumerait bien un cierge sans être croyant
  54. Choses qui permettent de parler de sexe l’air de rien
  55. Choses qui produisent de la violence 
  56. Choses qui permettent de résister à la violence
  57. Choses violentes contre lesquelles on ne peut rien
  58. Métiers inventés pour protéger les riches des pauvres
  59. Procédés inventés par les pauvres pour survivre 
  60. Animaux que l’on mange (sauf si ses croyances ou sa philosophie l’interdisent)
  61. Choses dont on sait qu’elles détruisent le monde dans lequel on vit
  62. Courants écologistes
  63. Maisons d’édition qui produisent un savoir critique
  64. Objets de luttes féministes
  65. Choses qui blessent particulièrement les personnes trans’
  66. Divinités incas
  67. Choses qui permettent de séduire
  68. Choses que l’on fait avant de sortir dans la rue
  69. Choses que l’on fait avant de se coucher lorsque l’on vit à la rue
  70. Choses que l’on fait quand on vit dans une chambre d’hôtel dont on change souvent
  71. Manières de parler populaires
  72. Mots d’argot
  73. Mots vulgaires
  74. Techniques de frappe
  75. Techniques d’immobilisation
  76. Techniques d’impression
  77. Techniques de fabrication d’armes artisanales
  78. Techniques de chasse
  79. Techniques de pèche
  80. Catalogues de vente par correspondance
  81. Catalogues de livres en prêt à la bibliothèque
  82. Catalogue des expositions qu’on aimerait visiter
  83. Choses que l’on peut imaginer des humains en lisant le Code pénal
  84. Choses qui font qu’on ne regrette pas une punition
  85. Choses à maîtriser pour ouvrir un squat
  86. Choses interdites mais que l’on fait quand même tout en le sachant
  87. Parties du corps où frapper
  88. Parties du corps à savoir protéger
  89. Lettres échangées depuis les prisons
  90. Correspondances qui méritent d’être publiées
  91. Correspondances qui méritent d’être lues
  92. Correspondances qui mériteraient d’être brûlées
  93. Choses que l’on pourrait s’abstenir de donner aux dictateurs afin qu’ils ne le devinssent pas (en dehors de la vie)
  94. Choses qu’il faut connaître pour vivre dans la clandestinité
  95. Idées agréables qui surviennent dans les pires moments
  96. Choses que l’on prend toujours plaisir à manger
  97. Astuces pour communiquer sans être découvert
  98. Techniques de modification de l’apparence
  99. Techniques du corps
  100. Techniques de l’enfance
  101. Stades du développement de l’enfance
  102. Choses que l’on apprend sans le savoir et qui servent toute la vie
  103. Choses que l’on croit ne pas avoir apprises
  104. Choses nécessaires pour faire de faux papiers
  105. Choses indispensables pour pouvoir hacker un système informatique
  106. Choses efficaces pour faire parler les gens
  107. Choses inévitables quand on arrive à un certain âge
  108. Choses obligatoires pour voyager sans papiers
  109. Choses que l’amour peut rendre fatales
  110. Choses importantes pour fabriquer un pont suspendu ou une cabane dans les arbres
  111. Choses interdites dans de nombreux pays 
  112. Choses pratiques pour vivre sans souci
  113. Choses précieuses que l’on garde pour toi
  114. Choses propices à l’endormissement paisible
  115. Les verbes irréguliers 
  116. Les états des États-Unis
  117. Les races ovines
  118. Choses pas drôles qui font rire (et qui)
  119. Choses à faire pour passer le temps sans regarder un écran
  120. Choses qui permettent de ne pas être localisé·e
  121. Choses à faire pour ne pas perdre la face
  122. Techniques de cuisine
  123. Choses qui permettent de toujours se repérer
  124. Personnes avec qui l’on se sent bien
  125. Personnes que l’on a envie de tuer (tout en étant résolument pacifiste)
  126. Choses que l’on peut dire pour améliorer une situation
  127. Choses que l’on aimerait entendre pour être apaisé·e
  128. Directions possibles quand on quitte la ville
  129. Choses qui se partagent
  130. Choses qu’on ne fera plus malgré l’envie qu’on en a
  131. Bars et restaurants de Paris
  132. Préfectures, sous-préfectures et chefs-lieux de canton
  133. Aéroports depuis Roissy-Charles-de-Gaulle, Adolfo-Suárez de Madrid-Barajas et London Heathrow
  134. Choses à toujours avoir sur soi quand on part sans savoir pour où
  135. Choses à lire au moins une fois pour sentir battre son coeur
  136. Outils de l’hygiène corporelle
  137. Choses qui paraissent impossibles mais dont on a envie
  138. Choses qui repoussent mais qu’on se sent capable de faire
  139. Phobies
  140. Répliques de film dont on se souvient
  141. Plaisirs qu’on aimerait bien partager encore
  142. Choses dont on se dit qu’elle ne méritent pas le prix qui en est demandé
  143. Cartes postales envoyées (d’où et à qui)
  144. Choses qui sèchent à la vue de tous
  145. Principes sur lesquels on ne transige pas
  146. Choses dans lesquelles on pourrait se dissoudre
  147. Choses que l’on peut faire avec du bois
  148. Choses dont la pauvreté ne peut priver
  149. Choses qui permettent de tromper la faim
  150. Murs, frontières et no man’s land
  151. Femmes par lesquelles on se laisserait embrasser
  152. Hommes par lesquelles on se laisserait embrasser
  153. Stratégies de survie en milieu hostile
  154. Personnages immondes
  155. Recettes à faire en cas de pénurie d’oignons
  156. Choses friables qu’on aimerait bien conserver
  157. Choses qui surprennent par leur beauté
  158. Choses auxquelles penser lorsqu’on fait un compte à rebours
  159. Événements auxquels on rêve de participer
  160. Choses permettant de ne pas disparaître tout à fait
  161. Choses dont on se moque (alors qu’elles paraissent importantes)
  162. Toutes choses égales par ailleurs

13 commentaires à propos de “#rectoverso #11 | les cris et ce qu’il en reste”

  1. excellent. la consigne est comprise; la réalisation habile et interressante, rapide de surcroit !
    Bravo ! L’éditeur qui a signé le contrat a fait le bon choix.

    • Merci Danièle
      Je suis honoré qu’il ait fait ce choix et heureux de pouvoir préparer l’écriture grâce aux formidables consignes de François.

  2. j’ai l’impression qu’on a 2 jeux de consignes pour la 11, c’est précieux. Et la fulgurance de la production invite à mettre le turbot ! merci

    • Bonjour Anne.
      Tout à fait, il y a bien deux consignes distinctes et qui d’ailleurs conduisent l’une et l’autre dans des directions différentes (j’aurais pu tenter de les lier, mais je trouve que ça appauvrissait la seconde).
      Sur le turbo, je n’ai souvent pas le choix. Si je n’écris pas dans le mouvement de lecture de la consigne, je suis débordé. Mais sur des consignes comme celles-ci, je trouve que c’est facile, ce sont des consignes qui poussent à l’écriture et qui conduisent à aller au-delà de soi.
      Merci pour ta lecture.

  3. Au travers de ces notes, on sent un personnage et son univers qui se dessinent !

  4. J’ai lu aussi l’interview d’Echenoz. On y entend des échos de cette onzième proposition.
    « écouter Dylan en s’imaginant écrire soi-même des chansons, on se sent soudain capable« : j’ai lu COUPABLE au lieu de capable…
    Le texte est très fort. C’est important de creuser le personnage de cette manière, cela lui donnera toute sa profondeur dans le livre à venir, comme tu le soulignes (félicitations pour le dit livre !).

    • oui Philippe, le personnage avance, comme un personnage, sans que l’on puisse décider pour lui (pour elle).
      Merci pour ta lecture

  5. Merci pour ces textes, tous. Très très stimulant et des échos parmi les choses qui…Et bravo pour le bel horizon de l’édition !

    • Merci Émilie. C’est vrai que d’une consigne à l’autre, les échos se répondent