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#12 | les 146 peut-être d’Hélène Gaudy
Non, ce ne sera pas une proposition pour explorer la grande magie des peut-être. Ici, ce sera juste un indice: sur l’élan de son enquête au présent de l’écriture, et s’appuyant sur la médiation de photographies retrouvées (mais cette médiation peut-être un objet, un article de journal, la traversée d’un lieu), Hélène Gaudy propose une reconstitution fictionnelle, mais à effet de réel, d’une fraction d’aventure humaine, celle d’une poignée d’hommes qui, en 1897, se sont lancés vers le pôle Nord en ballon, et ça n’a pas marché.
Ce qu’on va prendre à Hélène Gaudy, c’est la répartition en trois strates principales : le récit au présent de cette médiation (dans son livre Un monde sans rivage, les photographies de l’expédition de 1897 prises par ses propres membres et retrouvées après plus de 100 ans de la disparition des protagonistes), le récit de l’enquête elle-même (son voyage, ses rencontres et échanges, ce qui la rattache à cette découverte), dont une deuxième strate au présent de l’écriture, et puis ce qui fera le corps même du livre, mais n’existerait pas sans les deux autres strates, le récit de l’expédition elle-même, donc un récit au présent du temps retrouvé, si je peux m’en permettre l’expression ?
Dans le livre d’Hélène Gaudy, ces trois strates accèdent elles-mêmes au récit par d’autres diffractions : au présent de l’expédition, il y a les fragments traduits du journal retrouvé avec les photographies, mais il y aussi l’après expédition, les recherches, le destin des proches; et puis, au présent de l’écriture, la rencontre avec d’autres livres, d’autres imaginaires sur le même timbre-poste de départ. Dans ce que j’ai nommé présent de la médiation, la description des photographies indissociable de ce laboratoire du musée où on les développe. (Nota : attention dans la vidéo, pris d’un doute, je parle de plaques de verre, il s’agit bien de rouleaux d’images sur pellicules, voir l’extrait à télécharger.)
Mais, dans le cadre de notre recherche «recto verso», il s’agit bien de trois instances distinctes, avec pour «recto» ce récit réinventé d’un fragment de réel, lieux, personnages, événement, drame ou pas, qu’on tiendra au présent. Mais le réel qu’on reconstruit ne saurait prendre la place du réel amont, du réel énigme. Là interviennent les 146 «peut-être» qu’insère Hélène Gaudy dans son Un monde sans rivage (et qui sont parfaitement invisibles à la lecture): la reconstruction du réel, en respectant le secret et l’énigme qui appartiennent aux personnages, et à ce temps qu’au présent on reconstruit. Alors que, dans l’instance de la médiation (photographie bien sûr, ou bout de film Super 8, ou album trouvé sur une brocante — voir les expériences de Christian Boltansky –, ou un objet – je trouve sur ma table, lors de l’enregistrement, cette loupe à lire de mon grand-père maternel, ou un paquet de lettres, ou juste un lieu qu’on traverse) on n’en a pas besoin, des peut-être, et encore moins dans le récit de notre enquête même (je dis «notre enquête», mais ça n’appelle pas pour autant autobiographie, pensée forte pour Vertige de W.G. Sebald).
Donc la proposition : laisser venir les trois instances, ne pas commencer à écrire sans que les trois se soient stabilisées, dissociées. Ne pas dire en cliquant «publier» dans le WordPress : c’est un recto sans verso, ou le contraire. Bien avoir en tête, ou dans les notes préalables, ce qui sera la médiation (probablement, ça commence par là : voir le tout début du livre d’Hélène Gaudy, avec une scène qui pourrait appartenir au récit direct de l’expédition, sauf que non, il s’agit d’une photographie mais on ne le sait pas, c’est le deuxième paragraphe qui nous l’apprend). Si je commence par la médiation, je décris cette loupe. Ensuite naissent, comme par dépli, l’enquête au présent, et le récit reconstruit, lui aussi au présent. Recto et verso d’un même récit, de part et d’autre de la médiation centrale: chez Hélène Gaudy, les photographies retrouvées, avec la date de cet événement médiation (2014), puis le dépli de son propre voyage (2018-2019), des différentes strates de son enquête (les relectures comme Shackleton, les revisites du musée Gustave Kahn, les paysages quand elle se rend dans le grand Nord…), et du récit de l’expédition de 1897, le récit des «peut-être». Alors à ce prix oui, la réussite du livre: la rémanence en nous, dans sa pleine complexité, surtout sa pleine présence, de l’expédition de 1897.
C’est abrupt ? Et si le point de départ était déjà écrit dans vos précédentes contributions ? Et s’il fallait d’abord, dans le fichier où vous avez rassemblé et organisé, par forcément par ordre d’écriture, tout ce que vous avez écrit dans ce cycle, repérer ce point précis où intervient ce que je nomme médiation, pour exercer ce dépli avec réel reconstruit ? Une seule condition, et vous le percevrez lors de l’écriture: la condition de l’assemblage, c’est le triple présent, le présent pour chacune des deux strates, et le récit de la médiation elle-même. Et ça aussi, la magie dure du présent, comme c’est salutaire !
Étape décisive pour ce cycle. On ne se serait certainement pas lancé dans une telle proposition en début de cycle ? C’est bien compréhensible — et justement, ce qui permet de s’y risquer maintenant. Spirale ouverte, et non parcours linéaire.
plaisir de relire Hélène Gaudy, et ce livre-ci
et joie palpitante de tout ce que ça ouvre