Saisir le kairos. Des enregistrements audio, deux carnets (seulement entamés) avec témoignages croisés, dates, lieux, noms consignés sont là qui attendent. Chercher les quelques photos conservées. Ne pas trouver l’enveloppe avec celles du début du XXème siècle. Preuve que le projet a été enseveli, remplacé par d’autres. Savoir quelle est la photo capable de parler, de générer un récit, de donner à imaginer. La trouver. S’étonner. Avoir été persuadé que le vêtement était celui d’un militaire, que le lieu était situé de l’autre côté de la Méditerranée, là où l’on envoyait de jeunes garçons tuer et se faire tuer. Par milliers. Les arracher à leur famille, à leur quotidien, à leur travail, à leurs amours, comme on l’avait fait pour leurs pères, leurs grands-pères : à Verdun, en Russie, dans des tranchées, des steppes ou maintenant sur des pitons rocheux. On les retrouverait, par fratrie, sur les monuments aux morts. Ici un militaire, là un Maillol. On les avait attendus, des parents, des soeurs, des fiancés. Certaines s’étaient lassées. On s’écrivait, on s’envoyait des photos.
La photo est en noir et blanc. Un jeune homme est assis dans la lumière du soleil, devant un bureau. Il est en train de taper à la machine, la tête penchée en avant, il regarde le clavier. Il esquisse peut-être un sourire, ayant deviné que l’on est en train de le photographier. Est-ce lui qui l’a demandé? Est-ce une mise en scène? Il ne semble pas. On dirait plutôt qu’il a été surpris par le photographe, mais continue à faire ce qu’il est en train de faire : taper à la machine. Le bureau est ouvert. On voit ses jambes nues, ses pieds enfilés dans des espadrilles. Il porte un t-shirt clair. On devine que le short est clair également. Il est peigné la raie sur le côté, a les cheveux tels qu’on les portait dans les années 60, un peu au dessus des oreilles, une frange sur le côté droit, en bref il n’a rien d’un troufion, ni l’uniforme, ni la coupe. S’il tape à la machine, c’est pourtant la preuve qu’il est soldat. Comme les tampons suspendus à une potence posée sur le bureau, comme le tableau qui apparaît sur le mur derrière lui, un tableau en fer sur lequel on glisse des bouts de carton en fonction de l’emploi du temps. Il porte des lunettes, est concentré. Il n’a pas appris la dactylographie, il doit rester concentré pour éviter de se tromper et de devoir tout recommencer. Pas de machine à mémoire, pas d’ordinateur, mais une gomme pour essayer de camoufler une erreur, changer un E en F. On aperçoit à ses pieds l’ombre de celui qui prend la photo. Au verso, il a noté à la main Besançon, le 24-09-61. Sur la photo, rien ne dit l’armée, rien ne dit la guerre. Ce pourrait-être un écrivain dans son bureau, installé devant la fenêtre. Il ferait grand soleil. Ce serait l’été. Peut-être à Big Sur.
Ce n’est pas le soleil du midi, mais il est de retour sur le continent, loin de la guerre. Sa fiancée et ses parents étaient là qui l’attendaient sur le port de Marseille à son retour, comme ils étaient là quatre mois plus tôt quand il a embarqué. Quand il a embarqué comme son frère cinq ans plus tôt, comme un million de jeunes garçons d’à peine 20 ou 21 ans. Un million à être enfermés pendant près de 24 heures dans des cales, un million à être envoyés se battre contre leurs semblables. Envoyés pour tuer ou se faire tuer. Lui a échappé aux deux. Pour l’instant. Pas ce garçon, égorgé la nuit, devant sa machine à écrire, dans la ferme d’â côté. On dit ferme, on dit ville. Mais on ne dit plus hommes pour parler des fellagas. Peut-être pense-t-il à sa fiancée à qui il va envoyer la photo, peut-être est-ce elle qui lui a demandé une photo dans sa dernière lettre? Il sent la chaleur du soleil sur ses jambes nues, sur ses bras, sur son visage, il entend le cliquettement des touches, il s’applique tout en pensant à sa fiancée, à la lettre qu’il lui écrira. S’il fait des cauchemars la nuit, il n’en parle pas. Peut-être celui qui prend la photo, est-ce le sergent avec qui il quitte la caserne une fois par semaine pour suivre ensemble des cours de littérature anglaise. Son père les lui paie. Son père, avare, accepte de lui payer des cours. Lui qui n’a pas pu faire d’études, lui qui a été mobilisé en 1939, devine peut-être les nuits tourmentées de son fils.
Il essaie peut-être de ne pas penser à l’après. Il ignore pour l’heure qu’il sera affecté près d’Alger, à Rocher-Noir. Si je pouvais dire à ce jeune homme, plus jeune que mes propres fils, qu’il n’y retournera pas, que la veille du départ son frère en désespoir de cause l’a conduit en urgence à l’hôpital de Marseille, que l’infirmier n a pas osé mentir au colonel qui au téléphone l’a interrogé comme sait interroger un colonel, n’a pas osé défier l’autorité, n’a pas osé sauver ce garçon à peine plus jeune que lui. Si je pouvais dire à ce jeune homme qui l’ignore alors, qu’il aura un avenir, que viendront des enfants. Le jour où il doit remettre sa tenue d’AFN, (cinquante ans plus tard il dit la tenue AFN, retrouvant les même expressions, les mêmes sigles,DLB, FM, AFN), se préparer avec son régiment à quitter la caserne, et alors qu’ils atteignent le portail « vous ne partez pas », ils entendent, « vous ne partez pas ». Qui a osé? Qui pour se permettre pareille plaisanterie? Et comme un seul homme, un régiment entier prêt à frapper celui qui a dit ça. Prêts à frapper, les antimilitaristes, comme les bourreaux, tous prêts à sauter sur celui qui a osé. Et voilà que l’adjudant dit, « repartez dans vos carrés ». L’adjudant ordonne. Et eux de ne pas comprendre, et eux d’espérer, et eux de ne pas y croire. On est le 19 mars 1962. Ils ne monteront pas dans le bateau, ils ne seront pas enfermés une nouvelle fois au fond de la cale. Et lui qui ne le sait pas, lui devant sa machine à écrire sous l’oeil du photographe, lui à Besançon qui vient de rentrer, de quitter l’Algérie, la guerre, la peur, la mort, lui qui peut-être essaie de ne pas y penser.
C’est très réussi, Betty et répond parfaitement à la proposition. Bravo !
Merci Émilie d’être passée, et pour ce retour.
« Savoir quelle est la photo capable de parler, de générer un récit, de donner à imaginer. La trouver. S’étonner. Avoir été persuadé que le vêtement était celui d’un militaire, que le lieu était situé de l’autre côté de la Méditerranée, là où l’on envoyait de jeunes garçons tuer et se faire tuer. » comment se construit et se reconstruit la mémoire . Cette image de l’homme à la machine à écrire qui parle des deux côtés de la mer, de la guerre, de l’Histoire de peur de mort et : « si je pouvais lui dire … » de vie . Merci
Il s’agissait d’abord de trouver la médiation, avait dit FB. Et il y avait cette photo, et cette indication au verso : Besançon. Merci pour ce retour de lecture Nathalie.
C’est parfaitement mené, et très prenant. Merci !
Merci Philippe 🙂
Quelle belle manière de raconter cette terrible histoire !
Parfaite utilisation des peut-être Ce pourrait-être un écrivain dans son bureau, installé devant la fenêtre. Il ferait grand soleil. Ce serait l’été. Peut-être à Big Sur.
Merci Betty le récit est passionnant
Merci Isabelle. Il y avait le recto de la photo… et le verso : pas Big Sur malheureusement, mais pas l’Algérie étonnamment. Merci Isabelle d’être passée et pour ce retour.
Bravo Betty pour ce portrait photographique et récit qui m’ont plongé avec ce jeune homme et son histoire. Très belles images que tu nous offres-là.
Merci Clarence pour ce retour encourageant. Quelle joie cet atelier!
le récit coule même si on n’a pas les réponses
autant de questions autour d’une photo, d’un visage, d’une posture
très réussi…
(et toutes ces choses en commun dans nos travaux croisés…)
Passionnant, écrit avec une tension qui saisit. Merci Betty
Merci Françoise et Muriel 🙂