#rectoverso #12 | le livre usagé et les féminicides

Quand elle arrive, le sac plastique est posé sur la table où elle boit son café le matin. On lui dit que le sac a été laissé là pour elle, la veille. Dans le sac, il y a un livre de poche, collection Folio, un gros livre de poche, près de 1370 pages. La couverture est abîmée, elle a pris l’humidité. La tranche en est concave d’avoir été énormément manipulée. Elle le feuillette. Il est parsemé de phrases soulignées, de paragraphes encadrés, de notes dans les marges, peu lisibles. Elle revient sur la couverture.

Nous sommes en janvier 1993. Ce mois-là, on commence à compter les assassinats de femmes. Il y en avait d’autres avant. Mais là, on compte. Et les comptes permettent de rassembler des informations éparses ou non connectées entre elles. La police compte. Les médias comptent. Les associations féministes comptent. Les sociologues travaillant sur les violences comptent. Les familles comptent. Le voisinage compte. Les collègues comptent. Tout le monde compte mais ni à partir du même moment ni de la même façon. Mais on compte et, au bout du compte, mois après mois, année après année, ça fait un paquet de mortes. Dans le paquet, il y a des mortes par arme à feu, par arme blanche, par strangulation, et par tout ce qui peut donner la mort violemment. Les médecins légistes comptent aussi. Ils analysent les morts suspectes en étudiant les corps sur lesquels les procureurs leur demandent de se prononcer. Ils catégorisent les morts violentes, écartent de cette comptabilité les morts accidentelles. Il est rare de se suicider d’une balle dans la nuque après s’être mordu le sein.

Elle lit le livre. C’est un livre en cinq parties. Il est en français mais l’auteur l’a écrit en espagnol. Pedro ne lui a pas laissé ce livre par hasard. Il aurait pu lui laisser l’édition espagnole, celle d’Anagrama, 2004. Mais Pedro ne laisse rien au hasard. S’il le lui a laissé en français, elle va le lire en français, elle, la Bolivienne. Elle le traine dans son sac à dos, emballé dans le sac plastique pour le protéger. Les dernières pages tiennent avec du scotch. Elle en lit des passages chaque jour. Quand elle les lit, assise en tailleur sur son lit à l’hôtel, elle entend la voix de Pedro lui lire les phrases. La lecture lui prend plusieurs mois. Elle se dit que peut-être Pedro surestime son français. Le livre lui plait, il est long mais il lui plait. On y parle de poètes sud-américains qu’elle a lus à la prison (que Pedro lui a fait lire). On y parle du Mexique. Elle n’est jamais allée au Mexique mais ce qu’elle en lit lui rappelle un peu La Paz. Quand elle arrive à la partie des crimes, elle plonge véritablement dans le livre. 

Peut-être que c’est par la littérature qu’on peut saisir ce qu’est un féminicide.

Le titre du livre est un nombre à quatre chiffres, pas une date, comme 1984 où alors une autre date qui s’ancrerait dans le futur, pas non plus un compte à rebours comme 4 3 2 1. Un nombre à quatre chiffres dont trois sont les mêmes. Derrière la page de garde, est glissée une enveloppe usagée. Quelques mots sont griffonnés. « Pedro l’a laissé pour toi. Voilà. ».

Elle a déjà un paquet d’articles à son actif sur son blog mais celui-ci est le plus difficile à rédiger. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main sur les féminicides au Mexique. Elle lit en Espagnol (c’est énorme tout ce qu’il y a en Espagnol, à croire que les féministes de toute l’Amérique latine s’y sont penchées, du Chili et de l’Argentine au Mexique, en passant par la Bolivie, la Colombie ou le Guatemala), en français (il n’y a pas grand-chose), en Anglais (un peu parce qu’elle n’a pas le temps, que son anglais et moyen et que souvent l’essentiel est déjà disponible en espagnol). De tout ce qu’elle lit se dégage un slogan clair: « Ni una mujer menos, Ni una muerta más ». Il lui parle de suite, lui remonte depuis la prison.

Dans le livre, Pedro a numéroté les mortes, il a entouré le nom de chacune, parfois souligné quelques caractéristiques des violences subies ou de leur histoire. Elle n’imagine pas Pedro faire ça, lui, le vieux (mais gentil) macho. Il a pourtant travaillé le texte, comme s’il cherchait quelque chose ou qu’il voulait en faire une communication dans un colloque, lui, le prince de la clandestinité. Elle reconnait son écriture dans les quelques notes qu’elle ne comprend pas. Après avoir lu le chapitre, elle revient à la liste. Liste des femmes dont il faut laisser la trace aurait écrit Sei Shonagon. Elle la lit, en étant attentive aux traces laissées par Pedro: (dans la marge) « la première morte s’appelait Esperanza Gómez Saldaña (entouré au crayon) et avait treize ans. »… 2 (dans la marge) « Cinq jours plus tard, avant que finisse le mois de janvier, Luisa Celina Vázquez (entouré au crayon) fut étranglée »… 18 (dans la marge) « Le 20 décembre fut enregistré le dernier cas de mort violente avec victime féminine pour cette année 1993 (…) Elle s’appelait Felicidad Jiménez Jiménez (entouré au crayon) »… 110 (dans la marge) « Le dernier cas de l’année 1997 fut assez similaire à l’avant-dernier, à ceci près qu’au lieu de trouver le sac en plastique avec le cadavre (entouré au crayon) à l’extrême ouest de la ville »…

Quand elle est allée à Santa Teresa, elle a épluché la presse locale, lu les détails fournis aux journalistes (souvent les mêmes, repris d’un article à l’autre à partir de la communication officielle – et donc partielle – de la police). C’est ce genre de détails que Pedro avait entouré ou souligné au crayon dans le livre. Elle a tenté de faire un portrait-robot des mortes telles que la presse en parlait. Impossible. La seule caractéristique commune est qu’elle étaient toutes des femmes. Un autre caractéristique, quand même: des femmes jeunes, voire des jeunes filles. Elle lit qu’une « portait un tee-shirt blanc à manches longues et une jupe de couleur jaune, trop grande, qui descendait jusqu’aux genoux. » Trop grande a été rajouté par le journaliste alors que la police donne ces informations pour contribuer à l’identification. Une autre portait « une jupe noire et une blouse blanche, échancrée », une autre encre « un sweat noir et un short.  » Les journalistes posent des questions. Les questions qu’ils posent mettent en cause les femmes, leur vie. Que faisaient-elles là? Qu’avaient-elles fait pour qu’il leur arrive ce qui leur est arrivé? Les questions qu’ils posent sont plutôt conciliantes vis-à-vis de la police qui, pourtant, constate-t-elle est au centre des critiques des associations féministes, dont la presse parle bien peu.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | le livre usagé et les féminicides”

  1. ….S’il était encore de ce monde …qu’écrirait-il aujourd’hui sur le même  » sujet »? Peut-être que rien n’a changé, ou si peu.
    Grand merci.

    • Ce qui a changé, c’est que les choses peuvent être dites pour ce qu’elles sont.
      Quant à savoir ce qu’écriraient les morts, je n’en sais rien. S’appuyer sur ce qui a été écrit est ce qu’il nous reste pour à notre tour écrire ce que nous pouvons.

  2. Grand Merci pour ce texte qui compte, évidemment … on est intrigué par ce personnage féminin que fait-elle de cette lecture ?….

    • Pour l’instant, elle a un article à écrire sur son blog… mais la quête va bien au-delà de cet article

    • 2666 est en effet bouleversant et parfois insupportable et le traitement que Bolaño fait des meurtres de femmes est, l’air de rien, radical.

    • Évidemment que ça parle!! Merci Philippe de m’avoir fait signe. Dire et dire encore! J aime beaucoup vraiment je pourrais en lire bien plus. Tu continues? J ai pas mal lu à un moment donné sur Ciudad Juarez. Une juge avait sorti un bouquin important sur la question, mais il n est plus trouvable en français et j essayais à l époque de ne pas trop dépenser en livres. Résultat maintenant pour ne surtout pas risquer de ne pas retrouver les bouquins je me dis qu il faut que je possède les bouquins…😅😅 imagine ma maison! Bolano m avait plut mais m avait laissé un goût de manque à la fin peut être parce que justement ça ne prend pas fin… 😉