#recto verso #14 | inventurière

Recto
Nous vivons à des années-lumière de ce qui s’appelait auparavant « ici » et avons dû réduire voilure et apparences pour en arriver là. Nous faisons partie d’une constellation circulaire qui pourrait être qualifiée de microscopique, selon l’échelle adoptée. D’une certaine manière, nous ne sommes pas très loin de l’« ici » d’avant si l’on considère les strates temporelles que nous avons traversées et sculptées dans l’infini de l’intime. Tout cela est très délicat à manipuler car nous sommes les nanoparticules du devenir et pour ma part, j’ai été chargée de découper dans l’infiniment petit un soupçon d’exactitude, une sorte de noyau atomique infime autour duquel gravite un nuage d’électrons libres. Cette recherche qui, pour nous, est relativement vitale, semble minuscule, et pourtant, si l’on omettait de tenir compte dans l’espace partagé de la moindre découverte, le risque de désintégration prendrait la forme de l’imminence ou du déracinement, dont le sens tend à disparaitre dans nos configurations cellulaires.

Ce que l’on nommait « étude » — mot à prendre avec le rayon laser tenant lieu de pincettes —, porte sur une miette temporelle devenue transparente tant sa matière a pâli, écrasée par le rouleau-compresseur des générations qui ont suivi. J’ai donc découpé avec d’infinies précautions la micro-tranche 1969-1979 pour tenter d’en interpréter les composants. J’ai pu extraire quelques figures d’une quintessence datée mais l’opération est complexe : chaque nom est une galaxie et il faudrait en explorer toutes les facettes. Notre laboratoire est une sorte d’intuition en réseau qui se nourrit de ce qui reste accessible malgré la destruction partielle de la planète terre, victime de guerres — stupides par définition. Nous faisons donc ce que faire se peut avec des archives sauvegardées sous diverses formes par quelques visionnaires qui ont su accumuler et cacher des données aussi riches qu’éclectiques. Prenons donc quelques exemples : Claude Levi-Strauss semble, avec sa Pensée sauvage et ses Tristes tropiques, avoir éclairé provisoirement quelques consciences dans le collectif de l’époque. René Dumont apparait comme un éclaireur méconnu, le premier développeur de l’agroécologie dont la trace subsiste sans doute quelque part, mais rien n’est sûr. J’ai découvert qu’un certain Gaston Bachelard avait enchanté par ses analyses poétiques — dont nous espérons reconstituer les détails — les générations de la tranche. J’ai prélevé aussi le nom de René Char à partir duquel éclairs et surgissements d’un monde nouveau sont légion, à commencer par la Recherche de la base et du sommet. Je profite de cet inventaire pour dire que, curieusement, à l’époque, on trouvait des hommes et des femmes. Cette distinction a disparu dans notre actuelle constellation et si je prends par exemple le nom de Joan Baez qui renvoie à une voix unique et radieuse dans l’engagement de l’époque, il est impossible désormais de la dissocier de ses pendants. Il faudra d’ailleurs interroger les secousses sismiques liées à l’irruption ce que l’on nommait alors « féminisme » et qui, depuis, s’est transformé en évidence nuancée.

Apparemment, cette époque est traversée par des courants assez rares, parfois semblables à des raz-de-marée mais qui ont disparu de la surface de la terre au 21è siècle. Il s’agissait de l’objection de conscience, de l’antimilitarisme, marqueurs d’une génération refusant les conséquences destructrices des invasions coloniales. La disparition de ces vastes mouvements qui embrasaient une jeunesse rebelle a été étudiée il y a des milliers d’années et les tentatives de reconstitution n’ont pas donné grand-chose.

Des crises — dont on peut extraire quelques éléments fossilisés — ont fissuré la croûte terrestre et les consciences : de mai 1968, on a pu prélever quelques éléments éventuellement utilisables : le goût de la liberté, un collage démultiplié figurant un certain Rimbaud, réalisé et placardé par l’artiste Ernest Pignon-Ernest ; des phrases parfois énigmatiques pour nous-autres comme « il est interdit d’interdire. » ( Nos nano-spécialistes se penchent sur ce qui n’est pas une question.) Plus tard, ce que les humains ont appelé « chocs pétroliers », « chocs économiques » ont laminé les grands fonds et créé une intéressante fragilité, substrat dont notre constellation cellulaire est issue.

Un certain nombre d’événements nous ont permis de retrouver le périmètre de l’ évolution : nous savons qu’en 1969 des hommes ont atteint la lune sur laquelle ils ont marché et j’ai pu retrouver — par un concours de circonstances étonnant sur lequel je ne m’attarderai pas ici —le journal d’une jeune fille de l’époque qui, comme des milliers d’autres avait vu en noir et blanc sur l’écran quasi-préhistorique de ce qu’on appelait « télévision » le « petit pas » qui, aux dires du spationaute américain Neil Armstrong, serait un « grand pas pour l’humanité ». Cette phrase légendaire nous fait sourire, car depuis ces temps lunaires, notre circulation interstellaire et tous nos déplacements intellectuels sont fluides, ceci grâce à la lumière. Mais ce n’est pas le propos.

Pour ce qui est de l’évocation des ouvrages et œuvres de la tranche, je me suis appuyée sur l’échantillon cité précédemment : le journal de la jeune fille. C’est une mine. Je n’ai pas encore pu exploiter la liste de tout ce qu’elle évoquait — auteurs comme Rainer Maria Rilke, Octavio Paz, Marie de France, Louise Labé, Colette et beaucoup d’autres ; compositeurs comme Monteverdi ou Vierne ; chansons populaires : celles des troubadours et des trouveresses ; petites chapelles perdues ou villages perchés ; mer calme ou déchaînée ; champs de blé. Toutes ces particules sont en cours d’exploration.

De la même manière, je vais devoir localiser les minuscules épicentres — aujourd’hui dévorés par toutes sortes de proliférations à caractère cancéreux — inscrits dans ce journal, échantillonnaire autant que vestige : Armainvilliers, Reims, Harreberg, Wallers, Palaiseau,Orsay, Montmorency, Murs en Luberon, Plougoulm,Kyoharu. La recherche se complique à vue d’œil mais nos outils virtuels et rayonnants me permettront sans trop d’encombres à travers les aléas de l’espace-temps, de reconstituer le minuscule périmètre d’une vie prélevée dans la tranche choisie.

Note: Il est possible que je sois une lointaine descendante de celle qui a écrit le journal observé mais c’est une autre histoire.

Verso
corps de ferme pris dans les filets des nouveaux projets urbains, dissociés de ce qu’il révèle encore

corps de femme aux trois-quarts du chemin

dans le corps du texte, allusions ou alluvions embarquées

les marches de marbre : visibles sous l’eau du lac. Une enfant entre dans le lac et descend l’escalier pour voir

couronne d’épis sur le tronc du frêne

le tourbillon de l’aquarelle en gris de Payne

petit pois grandit dans le ventre d’une vie

c’est bien toi, toujours à cueillir les fleurs qui dépassent des grilles, dit la mère dans le fauteuil roulant que pousse sa fille

Léonie chante poème(s) pulvérisé(s) : tout n’est pas perdu

nager dans la mer tenant lieu d’infini, et dépasser le Blue wing

chant lancé par un marcheur et repris par les autres

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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