#rectoverso #15 | les volutes de fumée sont des spectres bienveillants

15. Je relis mes mots et c’est comme taper du poing sur une table. La table résiste. Les mots aussi.

16. J’ai besoin d’un début et c’est Pauline assise sous les platanes. Je voudrais entrer dans son silence, savoir ce qu’elle se disait avant le départ.

17. Le Sampiero Corso. Le bateau comme un animal, énorme, massif, indifférent.
18. Traverser la mer, c’est aussi être avalé.

19. Les enfants endormis traversent les départs sans y être invités. 

20. Les départs sont des ciseaux. On coupe, on emporte, on recommence ailleurs. Les ciseaux restent dans la gorge.

21. Je le sais, je l’ai vécu trop souvent.

22. Écrire Corbera, c’est écrire l’île, écrire Paris, écrire les départs. Tout se mélange.

23. Écrire Corbera, c’est dire maison, enfance, fracture. 

24. L’enfance perçoit les fractures sans les comprendre.

25. Je garde cette photo dans mon téléphone. Je l’ouvre chaque matin et je m’attache.

26. Je sais ce que c’est l’attachement, je l’ai déjà vécu.

27. Est-ce qu’une photo peut nous adopter ?

28. Regarder toujours la même image et y découvrir autre chose chaque fois.

29. Une autre obsession c’est imaginer Antoine qui se lève le jour de l’arrestation. Son pied sur le sol. Son souffle retenu. Et ce que Jean a vu, enfant, couché à côté. Ce que ses yeux d’enfant ont reçu. 

30.Le silence transmis comme une consigne. 

31. Je ne sais pas si Antoine a regardé par la fenêtre ce matin-là. Je sais seulement qu’il y avait une fenêtre.
 Les fenêtres, toutes, savent ce qu’elles ont vu.

32. La façade de l’immeuble a changé. Des volets accordéons ont été posés. Les volets de plastique mentent. 

33. J’ai à ma disposition beaucoup d’archives, mais je me demande si ce n’est pas un piège.

34. Ce que je sais, la date, le nom, la mention Mort en déportation. Ce que j’invente : le geste de nouer l’écharpe.
35. Ou plutôt la lenteur avec laquelle il a noué son écharpe.

36. Les archives disent voilà la vérité. Mais il manque toujours quelque chose. 

37. La laine est plus fiable que les archives. Elle retient les odeurs, le creux des mains, la poussière.

38. Oui mais l‘écharpe a disparu.

39. Je ne dors pas. Je ne dors pas. Je suis là, dans la nuit, à rebondir.

40. Mort en déportation. Je l’écris encore. Je le frappe sur le clavier. Les mots cognent contre le vide.
 Il ne reviendra pas.
41. Mais la phrase revient.

42. Je viens de calculer, je suis née vingt six ans après la disparition d’Antoine. Aujourd’hui ça me semble une durée minuscule.
43. Son souvenir était sans doute encore très prégnant lors de ma naissance.

44. Antoine ne doit pas occuper toute la place. Les autres existent autour de lui, avant et après lui.

45. Le 14 avenue de Corbera. Le 7 mars 1944. Le 7 février 1972. L’été 1978. Les chiffres n’empêchent pas le vertige.

46. On numérote pour donner un rythme au vertige.

47. Vertige. Ce mot me ramène à l’œil fêlé du réduit, au fond du couloir. Un œil qui savait déjà.
 Les lieux savent avant nous.

48. Quand j’écris Corbera, je sens sous mes doigts le bois du buffet. Il n’existe plus, mais le parfum de la cire oui.

49. Nous sommes plusieurs qui pourraient dire j’ai grandi dans l’odeur du buffet.

50. Le bois du buffet a gardé la trace d’une morsure.
51. La légende familiale n’est pas seulement faite de grands récits, elle est aussi faite de gestes absurdes.

52. La mémoire ne passe pas par les mots, elle passe par les odeurs. La mémoire passe la brûlure du café chaud,. La mémoire passe par la fumée de cigarette. On écrit après. 

53. Est-ce qu’écrire, c’est reproduire un parfum manquant ?

54. Est-ce que les odeurs sont une invention ?

55. Ce que je sais. Ce que j’invente. Ce que je ressens. Je ne sais plus séparer. 

56. Je pourrais tout arrêter ici. Mais non, on continue (c’est ce que dit souvent mon ami Piero).

57. Je me demande comment écrire le silence sans le trahir. Peut-être en écrivant autour. Les voix basses, les portes fermées, les respirations coupées. 

58. Je ne veux pas remplir les blancs. Je veux les élargir. Le blanc, c’est aussi un lieu habitable.

59. Corbera n’est pas seulement un lieu. C’est une caisse de résonance. Chaque souvenir frappe ses parois.

60. Ce sont des vibrations, pas des souvenirs. 

61. Le bruit du moulin à café, de la friture, du sucre qui craque.

62. Pauline se lève, mille fois se lève, pour aller chercher encore une assiette, une cuillère, pour couper, servir, remplir, ramasser. Elle se déplace comme une force invisible qui tient tout debout, sans jamais s’asseoir vraiment.

63. Pauline découpe les frappes. Le geste est sûr, il a l’élégance d’un rite. Un geste simple, mais qui fait exister tout un monde. 

64. La cuisine est un théâtre.

65. Je voudrais écrire les gestes minuscules. Les gestes répétés, obstinés. Les gestes domestiques sont plus résistants que les pierres.

66. C’est peut-être ça, la mémoire, le mouvement obstiné de Pauline dans la cuisine. Et d’Annie. Et de ma mère. 

67. C’est peut-être ça, la mémoire, leurs gestes qui se répondent, se chevauchent, se répètent, sans jamais finir.
68. La mémoire, c’est toujours le même geste, le même geste, le même geste qui recommence.
 J’y pense souvent.
69. J’y ai pensé en decouvrant Jeanne Dielman dans sa cuisine. Le jaune pâle des murs, la bassine d’eau, les pommes de terre. Tout cela me ramène à Corbera. Delphine Seyrig, ses gestes précis, lents. Ma tante, ma grand-mère, ma mère.

70. Voir Delphine Seyrig éplucher les pommes de terre, c’est retrouver la chanson que je chantais avec ma tante.

71. J’ai retrouvé les paroles complètes de la chanson et c’est une chanson sordide. 

72. Les épopées familiales tiennent à ces gestes répétitifs, obstinés, presque dérisoires.
73. Et parfois aux contes.

74. Je crois que je cherche au cinéma ce que je cherche dans la mémoire, des preuves matérielles. Des murs, des rideaux, une casserole sur le feu.
75. Le cinéma fixe ce qui s’efface. Il fabrique des glissements, il colle ses images aux nôtres, il donne chair à ce qui nous manque.
76. Le cinéma invente des souvenirs qui finissent par ressembler aux vrais.
 Nous sommes traversés par des images qui nous autorisent à dire j’ai connu cela.
77. Même si ce n’est pas tout à fait vrai.

78. Chaque ligne est une façon de dire : je n’ai pas peur. Mais si, j’ai peur.

79. Parfois j’aimerais arrêter d’écrire Corbera. Me taire. Mais le silence appelle la phrase. Et la phrase appelle Corbera.

80. Écrire, ce serait presque donner un lieu aux fantômes pour qu’ils ne se dispersent pas.

81. Comment écrire un non-dit ? Peut-être en empilant les détails. Les détails finiraient par former une absence.

82. J’ai peur de ne jamais finir. Mais je continue. 

83. Corbera, chaque fois que j’écris le mot, la porte s’ouvre.
 Mais je dois fermer les yeux pour y voir clair.

84. Je vois beaucoup de gens qui fument.
85. Les volutes de fumée sont des spectres bienveillants, elles transforment les disputes en nuages.

86. Une polyphonie, une maison de voix.

87. Personne ne veut se taire. Les rires se mélangent aux désaccords, et le sucre fond sur la langue.
 .
88. Je vois surtout les mains. Ces mains qui tenaient les verres, qui écrasaient le pain, qui faisaient voler les miettes. Ces mains qui papillonaient, qui s’essuyaient sur les genoux.

89. Les hommes parlaient fort, parfois trop, et leurs colères venaient se briser contre le rire soudain des femmes.

90. La mémoire déforme, elle enjolive, mais elle est fidèle à l’intensité vécue.

91. On croit souvent qu’on se souvient d’un visage. Mais ce n’est pas vrai. On se souvient de la lumière sur un mur, d’un souffle dans l’air, du froissement d’un tissu. Les visages s’effacent, se recomposent. 

92. Les ancêtres immobiles dans leurs cadres, comme des sentinelles muettes.

93. Le mythe familial, la branche italienne, les dons artistiques. La vérité c’est que l’arrière grand-père était journalier. Longtemps j’ai cru qu’il venait du Piémont, c’était la Lombardie. Je me demande si c’est ma mère ou moi qui répétait l’erreur.

94. C’est un détail sans importance.
95. J’accorde beaucoup d’importance aux détails. 

96. La voix d’Annie, haute, douce, dans le nez.
97. Je suis toute petite elle m’enveloppe dans la grande serviette. 

98. Mon prénom double, Anne-Marie, vient d’elle. Je le porte comme une filiation secrète. Comme son teint pâle.

99. Dans l’appartement, imaginer les murs blanchis, les trésors disparus, le réduit devenu dressing.
100. Faut-il forcer une porte qui n’ouvre plus sur rien ?
101. Vaut-il mieux conserver le souvenir que risquer la déception de la visite ?

102. J’hésite.

103. Peut-être que ce n’est pas grave. Les lieux changent, blanchissent, se taisent. C’est à nous d’y remettre du feu.

104. J’aimerais écrire un texte qui ne referme rien, qui ne statue pas, qui conserve le tremblement.

105. On ne choisit pas ce qui nous poursuit. Chaque souvenir vient réclamer son tour.


A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

11 commentaires à propos de “#rectoverso #15 | les volutes de fumée sont des spectres bienveillants”

  1. Quel texte ! Rythme, Précision des images, Justesse des réflexions. Je retiens dans le désordre la 72, la 59, la 20, la 90, 91, 83, la 104. Mais tout est beau, a du sens et emmène une mélancolie pleine de tendresse. Merci

  2. Cette réflexion expérimentale est extrêmement riche . Merci pour ce partage . Chacun de nous porte en lui un disparu , un absent que souvent l écriture vient chercher . Alors , la machine à écrire se met en marche , et « conserve le tremblement « . Mémoire émotionnelle Qui touche et qui remplit . »Peut-être que ce n’est pas grave. Les lieux changent, blanchissent, se taisent. C’est à nous d’y remettre du feu.
 » bravo , bravo …

  3. Écrire en avançant numéro après numéro, sacrée expérience. Le lecteur embarqué dans ce rythme, ne peut qu’avancer lui aussi, de découverte en découverte. Jusqu’à cette question si centrale : « Est-ce qu’écrire, c’est reproduire un parfum manquant ? » Merci beaucoup pour ce moment de lecture.

    • Oui Serge, je ne pouvais pas passer à côté de cette consigne ! J’ai vu Olivia Rosenthal performer le texte et ça donnait déjà envie d’y aller, mais la confiance trouvée ici c’est vraiment quelque chose !

  4. « Les départs sont des ciseaux…Les fenêtres, toutes, savent ce qu’elles ont vu.
..Les volets de plastique mentent… » Et j’en passe. Ces entrées par la pensée des objets, leur présence, leur force. Le point de vue est décalé vers le sensible, vers une cache, un mystère qu’il faut creuser. Merci, (je me sens très concernée).

  5. Est-ce qu’écrire, c’est reproduire un parfum manquant ?
 [53] voilà un aspect de la question d’écrire qui n’a pas souvent été posé et puis je pense à Philippe Claudel, et Ryoko Sekiguchi, d’autres peut-être. Et ici. Élargir les blancs plutôt que les remplir [58] ça donne une volonté supplémentaire à s’occuper des blancs. 94. C’est un détail sans importance. Il suffit de l’écrire pour que ça le devienne. D’ailleurs 95. J’accorde beaucoup d’importance aux détails. 
 Et toujours le 14 avenue de Corbera quand je m’arrête au 7. Merci Caroline

  6. Je finirai mes lectures du jour du Tiers lieu avec toi.

    J’emporterai ces rubans de mémoire, ils scintilleront à l’air de Paris, et celui d’Alger que je connais aussi.

    Bravo pour ces bribes de micro-histoire, qui font ton écriture. Des réminiscences qui te poursuivent peut-être mais c’est bien toi qui tient le stylo, et leur donne cette profondeur.

  7. ces petits fragments se poussent l’un l’autre, se calent dans la boîte d’où ils s’échappent ensuite, explosant tels des papillons d’un coup libérés dans la lumière
    « On numérote pour donner un rythme au vertige.
 »
    et je retiens très fort (plus encore que le reste) : « Je ne veux pas remplir les blancs. Je veux les élargir. Le blanc, c’est aussi un lieu habitable.
 »
    là une piste de fouille et de continuation

    toujours plaisir à te lire, Caroline, en tout lieu…