Scan et barbe à Papa

DANS CES LIEUX-CI où les douleurs cherchent rassurance l’œil voit une enfilade de portes vitrées un sol carrelé trente par trente en marbre blanc veiné de gris, veiné, est-ce que l’œil voit ce que l’oreille entend ? veiné blesse où court mon sang.  Côté gauche un comptoir en plaqué faux hêtre si haut que les yeux assis sur la chaise en face ne peuvent percevoir de la secrétaire on ne dit pas assistante ici ce serait trop social uniquement son haut chignon comme un champignon noir poussé à même l’écran d’ordinateur. Au dessus du champignon deux pancartes grises ACCUEIL SCANNER mais l’œil préfère aller courir le long du corridor douloureusement veiné de gris. Qu’est-ce qu’il voit ? Rien pour ainsi dire, du blanc, des vitres, d’autres pancartes d’un gris plus foncé SECRÉTARIATS 5 ET 6, IRM RADIOLOGIE, une petite ligne brisée figurant sans doute la montée de l’escalier pour se rendre au service IRM. T’as pas validé, faut que tu valides  dit le champignon noir. L’œil ne voit pas mais il sait que c’est au téléphone et s’imagine que le champignon s’adresse à une collègue. Ah ? OK, c’est bon, merci. Valérie G, je vais vous faire régler.  Ma voisine de chaises se lève On vous a fait une injection ? Non. 40 euros. L’œil a besoin de distraction il contemple sur des genoux en attente la bobine de Laetitia Casta alanguie sur la couverture sombre d’un Madame Figaro. Se souvient de la rencontre si l’on peut ainsi mentir à ses débuts, dix-sept ans tout en beauté sauvage et innocente de lui avoir serré la main en backstage alors qu’elle était en soutien-gorge (comme si ça n’avait pas d’importance) l’oeil avait virevolté pour éviter de fixer, l’œil avait été outragé. Ce qui la distinguait alors c’était d’avoir l’air d’une petite lycéenne ne sachant pas marcher et trop en chair. Laetitia Casta refabriquée fatale sur les genoux d’un vieil homme, l’œil n’a plus besoin de la protéger. Les panières en plastique translucide violet rose bleu empilées à côté du flacon de gel bactéricide à pompe renvoient les couleurs de l’affiche vantant les advantages du light speed CT scanner with matrix detector sous lequel mon thorax va bientôt passer. L’œil voit bleu ce qui semble être des poumons, et rose des vertèbres lombaires et cervicales, et noir un cerveau dans sa boite grise et orangé la structure osseuse d’un pied. Et mon pied douloureux gémit et mes poumons se lovent affolés dans leur cage et ma boite crânienne rend un écho vide et c’est dans le ventre que tout s’en va et se tord car l’œil a vu ses propres organes scrutés par l’œil de la machine et l’œil a vu sa mort chatoyante. 

Le monde moderne est la rencontre d’un corps virtuellement dépecé par un hublot sur une table à repasser.  J’étends donc mon corps est-ce le mien ?sur la table à repasser bras tendus en arrière, le torse plus nu que celui de Laetitia Casta exhibée en backstage  comme si de rien n’était, le torse glissé sans bruit dans le hublot où s’agite une essoreuse pour le scruter en coupes. Gonflez les poumons bloquez respirez dit la machine et montrent les icônes qui s’allument tour à tour, en vert le petit visage stylisé qui expire, en rouge le petit visage stylisé qui gonfle ses joues. Bloquez … la table à repasser se glisse de nouveau au cœur du hublot où le scanner écorche mon corps indolore impatient ennuyé l’œil de la machine me scrute. L’œil de la machine plus voyant que n’importe quel œil, l’œil de la machine si clairvoyant me visitant en profondeur. Respirez. Combien de tumeurs ont été visitées par cet œil sidérant, œil si sidéré sidérant qui voit tout, ou aussi bien rien, et comme retourné blanc dans sa vision glacé. Je n’ai rien aux poumons. Plus vivante soudain, je marcherai dans ton œil… clopinant sur ce pied douloureux, encore morcelée par les visions qui ont pulvérisé mon corps, quel corps ? Je pense à Annick la jeune femme que le corps questionne Quelle est la réponse ?- Quelle est la question ? qui pourrait marcher dans mon œil un jour, peut-être qui sait ? ce serait comme une chambre ouverte comme un petit théâtre devant mes yeux .

Ce mois de novembre ai appris la mort fulgurante d’un ami, ai enterré ma tante de cent trois ans, ai fêté mon anniversaire et celui de mes fils je compte déjà leurs vies en décennies et tout semble si irréel sauf cette douleur au pied qui bute contre la chaussure et rend claudicante et ridicule avec ce sac contenant la grande enveloppe du scanner, ma tante appelait cela une poche, n’ai aucune notion du temps sauf qu’il file bien sûr et offre la sublime déception des barbes-à-papa que m’offrait mon oncle si délicieuses à l’œil et absolument inexistantes en bouche.

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

10 commentaires à propos de “Scan et barbe à Papa”

  1. J’adore la metphore de la barbe à papa. Quelle savoureuse trouvaille ! Et cet oeil monstrueux qui perce tout, et Laititia à 17 ans qui ne doit plus être protégée sur les genoux du vieil homme, un temps minuscule de sidération avant de piger et me dis que le texte fonctionne, que ça en est la preuve. Finir l’atelier en beauté, c’est ça. Merci Catherine. Rigolo le champignon…

  2. ‘est-ce que l’œil voit ce que l’oreille entend ?’ / ‘où court mon sang’ / ‘ma boite crânienne rend un écho vide’ / ‘Je marcherai dans ton œil’ / ‘qui pourrait marcher dans mon œil un jour’ -> waouw !
    j’ai comme l’impression qu’il y a une superbe progression dans ton écriture
    et cet œil qui s’empare du texte ! le tien d’abord, celui de la machine ensuite.
    et pareille sensation de la barbe-à-papa que toi, si belle de premier abord, et rien en bouche
    merci pour le clin d’œil, touchée
    et puis bravo d’être allée au bout ! fière de toi.

  3. ah ben je me dis trop bête mon titre vais le changer et bam, déjà deux commentaires amis, merci merci merci les filles qu’on s’est bien amusé !

    • Oui oui Danièle, une succession de petits bobos, pas fichue de me faire un truc grave, Dieu merci!

  4. la place prépondérante que prennent silencieusement les trahisons de nos corps (ce qui n’empêche pas la souple beauté du texte)

    • Oui Brigitte c’est tout à fait le sentiment que j’ai, et ce n’est que le début ! Heureusement que nous avons nos saines occupations de lecture et écriture qui ne sollicitent pas trop le corps !