#Histoire#02 | Koltès,  témoignages au pied de la chaise

Personnage 1
Je ne comprends pas ce que ce chien fait toujours à mes pieds, je ne lui ai jamais rien donné, ni un os, ni une caresse, pourtant il est là, le museau posé sur mes chaussures. Comme s’il attendait une autorisation. Il sait. Moi je ne sais pas ce qu’il sait, mais il sait. J’ai peur de son savoir. Alors je détourne mes yeux vers la table, vers ce bois ciré qui s’obstine à briller, les verres propres, la nappe encore marquée de son pli, et cette chaise — droite, implacable, dressée comme un chien bien éduqué. Et tout ce silence qu’il faut avaler. Le chien respire, son souffle emplit la pièce plus que ma propre voix. Je regarde la chaise, je regarde le chien. Et je ne sais pas ce qu’on attend de moi.

Personnage 2
Je l’ai chassé. Plusieurs fois. Claqué des mains, haussé le ton. Rien. Le chien revient toujours, obstiné, comme une erreur qu’on refuse d’effacer. Alors je m’assois, je fais semblant de manger, de boire, et ses yeux me grimpent dessus, lents, humides, jusqu’à mon front. C’est insupportable, ces yeux qui veulent me donner raison. Alors je tourne la tête, mais la chaise m’attrape, droite, immobile, et c’est pire encore. Deux guetteurs pour un seul homme. Le chien. La chaise. Je n’ai plus de place pour respirer. Qu’ils me jugent en plein jour, qu’on m’insulte dans la rue, qu’on me crache au visage, je préférerais. Ici, c’est le silence qui me saigne. Et je ne sais plus combien de temps je tiendrai à soutenir ces regards muets.

Personnage 3
Le chien dort, roulé en boule sous la table, entre mes jambes. Sa chaleur grimpe lentement, se loge dans mon ventre, dans ma gorge. Ça me berce, ça m’empêche de fuir. C’est un chien de garde, mais il ne garde pas la maison, ni moi, ni eux. Il garde la place, il garde l’air autour, il garde ce qui ne veut pas mourir. Et moi je ne sais pas si je reste assis à cause de lui ou à cause d’elle, là, de l’autre côté de la table. Parfois je crois que si le chien se levait, s’il sortait enfin, je pourrais me lever aussi, tout renverser, foutre la table par terre, briser la scène. Mais il dort. Il ne bouge pas. Alors je reste. Lui et moi, deux bêtes liées au même piquet : lui en silence, moi dans ma tête. Et ce lien-là, personne n’ose le trancher.

Le Chien
Ils croient que je les attends, que je demande un morceau de pain, un regard, une main. Mais je n’attends rien d’eux. J’attends elle. Ils ne savent pas, mais moi je sais. Je la sens, je la renifle, je la piste dans l’air comme une odeur de forêt, fraîche, indélébile. Elle est assise, là, sur cette chaise qu’ils fixent comme s’ils regardaient le vide. Moi je vois, moi je sais. Elle ne parle pas mais elle respire, et son souffle me traverse le pelage. Je dresse l’oreille, je la guette, je lui souris à ma manière. Mais eux, ils m’accusent d’encombrer, ils me poussent du pied, ils me rejettent dans le coin. Qu’ils continuent. Je suis le seul à savoir qu’elle revient, autrement. Moi je garde, je veille. Moi je n’ai pas peur de la chaise.

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