Elle ne voulait pas frauder, c’est l’oubli, l’ignorance, les règles changent, on installe ces machines au bout des quais, faudrait que tout le monde sache, elle me regarde avec ses yeux brillants, elle me dit qu’elle ne savait pas, je crois bien qu’elle dit vrai, mais on me demande d’appliquer le règlement, compostage obligatoire, j’aimerais lui dire ce n’est rien, mais je n’ai pas le droit, je sais bien que c’est nouveau, le mois dernier seulement qu’on les a mis en place les composteurs, on a collé des affiches, mais qui les lit, les affiches ? elle répète qu’elle n’a pas vu, qu’avant on poinçonnait à bord, j’entends son accent, comme un caillou sous la langue, et sa voix qui s’étrangle, je devine que la honte la traverse, je crois bien que moi aussi j’ai honte et puis le silence dans le wagon est lourd et le gamin à assis côté d’elle avec sa bouche tordue d’impuissance… je sais bien qu’elle n’a pas voulu tricher mais c’est pas la question, pas d’exception, ça fait partie du travail, suivre la règle, même si ça me serre le ventre.
Je vois la sueur juste au-dessus des lèvres, elle, mémé, si forte, là je vois, ça la rend malade… j’ai envie de dire au contrôleur que c’est ma faute, que j’aurais dû savoir, mais je suis assis, je baisse les yeux, j’ai honte pour elle, et pour moi, je voudrais la protéger, je voudrais qu’on détourne les regards, le billet, je sais qu’il est pas passé dans la machine, mémé a dit allez, dépêche-toi, j’ai rien dit, j’ai pas insisté et le contrôleur est arrivé, je vois qu’elle ne sait plus quoi dire, mémé, d’habitude elle tient tête à tout le monde, mais là, non, elle a l’air si petite, si vieille, fragile, je voulais dire c’est ma faute mais je suis cloué, comme si j’avais peur moi aussi, elle répète qu’elle n’a pas compris, qu’avant on poinçonnait dans le train, elle tient son billet droit devant elle, comme si elle voulait prouver son innocence et moi, je suis là, incapable de la défendre, pour cette fois ça ira, mais non, ça n’ira pas, je vois bien qu’elle est assommée.
Je crois pas qu’elle soit si vieille, mais la vie l’a fatiguée, elle bredouille, elle s’excuse, elle a le visage qui chauffe, elle n’a pas composté, la voix du contrôleur haute et serrée, c’est comme ça madame, puis la sienne, basse, qui roule sur des pierres, j’ai levé les yeux, le billet dans ses mains qui tremblent, moi je tricote, mais je sens le malaise dans le wagon, je pourrais dire quelque chose, argumenter pour la pauvre dame mais je me tais, la compassion reste coincée dans ma gorge, elle s’excuse encore, sous les regards du wagon tout entier mais personne ne dit rien., moi non plus, je tricote plus vite comme si mes aiguilles pouvaient faire écran mais le cliquetis du métal c’est rien devant l’autorité du contrôleur, face au silence qui s’installe autour, c’est rien qu’un billet, mais c’est sa dignité qu’on abîme, la dignité de ceux qui ont été pauvres et moi je ne bouge pas, avec mon fil qui s’enroule autour des aiguilles qui claquent, ma révolte minuscule enfermée dans les mains.
Moi je regarde ça de loin, de mon siège près de la vitre, j’ai vu la femme, ses mains crispées, elle ne mentait pas, elle était dépassée, ça m’a frappé, parce que je connais ça, le moment où le monde vous prend de vitesse, elle ne ment pas, ça se voit, c’est le monde qui change trop vite, on ne nous laisse plus le temps, ça ne m’étonne pas, ces machines, je ne les aime pas, avant on tendait le billet au contrôleur, il pinçait un petit trou dedans, terminé, chacun à sa place, elle n’avait pas compris, je voyais bien, ça m’a remué. parce que je connais ça, on croit que c’est comme avant, et soudain ça ne l’est plus, on vous le fait sentir brutalement, on vous désigne, c’est sans appel, d’un seul coup vous basculez, vous êtes de l’autre côté, vous êtes vieux, incapable de suivre la cadence du monde.
« De la vieillesse »
qui met tout le monde à l’écoute du diapason du temps !
Magnifique, Caroline, très visuel, on imagine bien la scène mais cette profondeur d’introspection, vraiment bien décrit, sensible, émouvant.