#histoire #02 | boîte noire

T1. C’est le récit d’un homme âgé. Récit qualifié de témoignage. On peut le croire, au regard des faits : ils sont avérés, le contexte aussi. En tant qu’historien, je m’intéresse aux faces cachées ou méconnues de la période. Dans le cas de notre rescapé, il y a de nombreux éléments plausibles mais dans un premier temps, il n’a pas parlé de son sauvetage rocambolesque. Pourquoi aurait-il inventé cette partie de sa propre histoire, déjà faite d’une suite d’événements très lourds ? Il doit forcément sa survie à une organisation exceptionnelle, sans doute portée par un réseau clandestin. Comment sortir du piège autrement ? Tous les autres malades étoilés de l’hôpital avaient été extraits de leurs lits par les monstres pour une destination dite inconnue. Comment passer inaperçu quand on est un enfant marqué au fer rouge et juste opéré d’une appendicite aigüe ? Sa sœur ainée avait pu se cacher à l’extérieur dans l’intervalle puis l’avait sorti de là et comme il fallait aller vite, il n’y avait sans doute pas eu trente-six solutions. Dans son premier récit, le rescapé ne parle pas de la manière dont il a été extrait du cauchemar. Il fait allusion à la chance qu’il a eue d’être passé entre les gouttes sans vraiment dire comment — sa sœur avait réussi à le sortir de là, avait-il dit— ; il évoque les jours ou instants de répit qui ont suivi puis la vie d’après. La suite est connue. Mais tous les témoins ont disparu, et seul demeure l’incroyable récit que le vieil homme toujours vivant, transporte de lieu en lieu, animé par le désir de raconter son histoire, éclairée dans un deuxième temps par la précision qu’il a apportée ensuite. La preuve de son existence, en quelque sorte. L’Histoire elle-même traverse les autres récits collectés mais la question de l’organisation de son sauvetage à lui reste entière, enfermée dans une introuvable boite noire.
T2. Il a survécu grâce à un concours de circonstances qu’on pourrait qualifier de romanesque. Dans mon article, j’ai choisi de zoomer sur ce qui pourrait faire l’objet d’un film consacré à un pan d’une histoire déjà largement explorée mais pas sous tous les angles. Le journaliste que je suis dit que la réalité dépasse la fiction mais dans ce cas, il est possible que la fiction mette en lumière une réalité impensable. On sait que ses parents et sa petite sœur ont été raflés. Désormais âgé, l’homme interviewé m’a raconté que sa sœur vraisemblablement soutenue par la résistance avait réussi un véritable tour de force. On anesthésie un peu l’enfant, on le place dans une grande boite mortuaire qu’on sort par la petite porte pendant que dans les couloirs les intrus en uniforme achèvent de faire leur terrible ménage. Bruit et fureur. La suite est connue, bien racontée par l’intéressé. Mais surtout, je me suis attardé sur la scène cruciale, celle qui concerne le transfert d’un corps supposé mort. Subterfuge risqué permettant l’évasion d’un enfant. Substitution des corps, un vivant au lieu d’un mort et le tour est joué, au nez et à la barbe des bourreaux. Comment cela a-t-il pu se faire ? A la limite, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Il y a dans ce passage de la mort potentielle à la vie quelque chose d’exemplaire et de symbolique qui me fascine vraiment et c’est à cet endroit que je m’arrête comme s’il s’agissait d’éclairer a postériori les invraisemblables capacités d’invention et d’intervention qu’ont pu avoir et mettre en œuvre les sauveteurs de la dernière heure. C’est la véracité qui compte, et c’est dans la boite.
T3. Je pense à qui il est, à ce qu’il représente pour nous qui avons choisi d’être dans le corps de ceux qu’on nommait instituteurs auparavant. A la fin de sa vie, il n’est pas bien grand, comme s’il était resté accroché à la taille de l’enfant qu’il était encore à ce moment-là. Il se déplace tout seul comme un grand dans les transports en commun et à l’âge qui est le sien, on ne peut qu’être admiratif. Son sourire est celui d’un clown triste et sa voix transporte la gouaille d’une période révolue. Je pense au moment où Il est venu ici dans le cadre d’un projet lié à la mémoire. Venir pour lui c’était revenir dans l’école qui fut la sienne d’après les événements tragiques sur lesquels nous travaillons aujourd’hui. Sa force et le désir de raconter encore et encore ce qui lui est arrivé me hantent. Les jeunes élèves assis en face de lui l’ont écouté attentivement, ont posé des questions. L’ancien enfant leur a répondu, leur a montré des documents et moi, j’ai essayé d’imaginer son invraisemblable sauvetage, sa vie d’après : je trouve vertigineuse sa présence parmi nous aujourd’hui. Il se sait condamné, non pas par l’épouvantable histoire dont il a été victime mais par le temps qui passe et réduit de plus en plus la possibilité qu’il a de se déplacer pour raconter encore. Nous lui avons dit d’écrire tout ça mais il a du mal, il se fera aider. C’est ce qu’il dit. En attendant, il a pu déployer une nouvelle fois son récit, le partager, l’amplifier sans grandiloquence. Il a parlé, redit, arpenté, complété, repris. Il a répondu aux questions, donné beaucoup de détails sur l’après-sauvetage mais pour ma part, j’aurais bien voulu savoir exactement comment cela s’était passé. Il a expliqué qu’il n’avait aucun souvenir du transport puisqu’on l’avait très certainement endormi à ce moment-là, pour éviter le moindre mouvement susceptible d’alerter ceux qui se trouvaient sur le parcours de la boite dans lequel on l’avait provisoirement caché. Qui lui a raconté le transfert ? Pourquoi s’est-il tu dans un premier temps ? Son histoire m’a bouleversée, sa présence aussi et je me demande pourquoi le récit de sa transition par la boite des morts occupe une telle place dans ma vie. On dirait que la boite prend en moi la place ou la forme de l’impensable, de l’indicible et de l’innommable.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “#histoire #02 | boîte noire”

  1. Très émouvant et remarquable construction, cela pourrait être l’entrée en matière d’une vaste enquête (je ne sais quel travail d’écriture est corrélé mais cela donne envie de poursuivre la lecture)