#histoire #03 | Dans l’écluse

Le premier bateau à rentrer dans l’écluse est un bateau de location, c’est écrit dessus, partout et en gros. À l’avant la dame tout habillée de neuf repousse le mur avec la gaffe, à l’arrière le monsieur s’énerve, il manque de tout sur ce bateau de location : une seule gaffe !

Le bateau suivant est un voilier en bois. L’homme porte une vieille veste fourrée ouverte sur un gros pull à torsades, les cheveux en bataille. Il a passé ses aussières en double et attend que l’eau monte debout dans son cockpit. Il se roule une cigarette 

Ensuite un petit bateau de pêche-promenade en plastique. Un homme âgé et un petit garçon avec un énorme gilet de sauvetage orange. Il est amarré sur le bateau en bois et n’aura pas à régler ses aussières avec la montée de l’eau. Le vieux monsieur explique avec les mains au petit garçon les portes qui vont se fermer, l’eau qui va monter, les portes qui vont s’ouvrir et eux qui vont aller découvrir un autre monde de l’autre côté de la porte. Le petit garçon écoute sagement 

Le dernier bateau sera le mien. Les portes de l’écluse se ferment derrière moi nous ne serons que quatre dans ce sas-là. Torr Penn est amarré juste derrière le bateau que Josef a emprunté pour m’accompagner un moment. Je porte la même veste que lui, une veste de marin chaude et solide qu’on trouve à la coopérative maritime au rayon pro. On peut choisir la couleur bleu marine ou vert-marron. J’ai passé les aussières en double j’attends que l’eau monte avec une tasse de thé, je regarde les visages de ceux qui sont venus me souhaiter bon vent depuis le haut de l’écluse 

En haut du mur, Neige et Damien se tiennent par la main, ils ne forment plus qu’une seule personne à eux deux, un corps avec une main de chaque côté, mais quand même deux sourires et quatre yeux un peu humides

Un habitué s’est arrêté, il promène un petit chien au poil qui hésite entre blanc sale et gris. Il tire sur la laisse quand le petit chien s’approche trop du bord. Ses yeux sont dirigés vers les bateaux amarrés dans le sas, mais son regard se perd beaucoup plus loin

L’eau monte. Dans sa tour l’homme avec le pull du port a ouvert la fenêtre pour mieux voir, vérifier que tout se passe bien et au besoin pouvoir crier un avertissement, un conseil. Ses deux mains pausées sur le rebord il se penche à l’extérieur, mais ne dit rien. 

Quand le sas est presque rempli, un gamin en vélo arrive, il reste assis sur sa selle et pose le pied sur une bitte d’amarrage. Les deux, mains sur le guidon il regarde les bateaux d’un œil d’expert, au moins d’habitué 

L’eau ne monte plus, la porte vers la mer s’ouvre. Les bateaux sortent dans la baie et les gens sur le bord de l’écluse repartent vers la ville. Neige et Damien agitent la main, ils sont les derniers à tourner le dos à la mer et à partir. La fenêtre de la tour vitrée au-dessus de l’écluse s’est refermée depuis longtemps

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.