Temoin numéro un
Terminator
Ça fait deux fois qu’elle passe, qu’elle écarte les branches des saules, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle s’approche du canal avec ses mômes. Un, deux, trois, quatre… tiens, il en manque un, le p’tit gars malpoli à la tête ronde qui ne dit pas bonjour. Je ne sais même pas s’il sait parler. Par contre il sait crier, ça oui. Il passe son temps sur son tricycle ou alors il creuse des trous dans le gazon, il y enterre des cailloux. Il est bizarre. Sa mère, depuis le temps qu’elle vit en France elle aurait pu apprendre à parler français ou alors elle aurait dû continuer à parler allemand à ses enfants. Ils seraient bilingues. Au lieu de ça elle parle un mauvais français, ses enfants aussi. Et comme si ça ne suffisait pas elle garde une petite en plus des siens. Le boucan que ça fait là-dedans ! Heureusement que leur maison est mitoyenne de la mienne par le garage. Quant aux parents de la petite on se dit bonjour bonsoir comme ça, de loin, quand ils viennent récupérer leur fille. Je n’aime pas la façon qu’ils ont de ricaner derrière mon dos. Je sais bien comment ils m’appellent entre eux : Terminator ! N’importe quoi. En plus, ils sont propriétaires de leur maison. Enfin, c’est plutôt la banque qui est propriétaire mais quand même, quand je pense qu’il m’a fallu atteindre 49 ans pour pouvoir acheter dans ce lotissement une maison préfabriquée ! Ces jeunes-là, ils ont quoi, 24, 25 ans ? Ils ont pu s’acheter une maison en dur sur trois étages avec un beau jardin, pas comme moi, dans un lotissement haut de gamme de l’autre côté de la coulée verte. Quand ils viennent récupérer leur fille, il faut les voir traverser l’esplanade d’herbe main dans la main, s’arrêter exprès sous ma fenêtre pour s’embrasser. Les gens peuvent bien s’embrasser s’ils le veulent, ce n’est pas le problème, mais systématiquement sous ma fenêtre c’est de la provocation !
Témoin numéro deux
La grande sœur
Il m’a regardé. J’en suis sûre et même qu’il m’a souri en hochant la tête pour me dire bonjour. Il a un si beau sourire et ses yeux, ses yeux noirs et ses longs cils et sa bouche. Qu’est-ce qu’il est beau ! Il m’a regardé quand j’ai traversé le pont, c’est là que je l’ai croisé, je revenais d’acheter un paquet de copies doubles même si je n’en avais pas besoin mais c’était l’heure à laquelle il rentre du collège. J’avais tout calculé. Je calcule tout. Le temps qu’il descende du bus, qu’il remonte la rue des fresnes jusqu’au canal, et là sur le pont il m’a regardé et il m’a souri. Qu’est-ce qu’il est beau ! J’avais le paquet de copies doubles dans les mains, mon alibi. J’aurais pu le louper à cause de ma sœur qui avait renversé les céréales dans la cuisine. Ma mère pliait le linge dans le salon, elle m’a demandé de tout ramasser. C’était l’heure du bus alors j’ai fait ça vite fait et je suis partie en criant : je vais acheter des copies doubles ! J’ai entendu ma mère protester : mais tu en as déjà acheté il y a deux jours, non ? C’est vrai, j’en ai plusieurs paquets sur mon bureau, à force d’essayer de le croiser. J’ai répondu : oui mais il m’en faut des à petits carreaux pour l’histoirre-géo et j’ai claqué la porte vite fait avant que ma mère ne me demande d’emmener mes soeurs ou mon frère avec moi. Quand je suis revenue chez moi la famille s’agitait dans l’entrée : on cherche Pierrot. Tu nous aides ? J’ai dit d’accord. Je suis allée déposer les copies doubles dans ma chambre. Je pensais à son sourire, à ses yeux, et en plus pour la première fois je n’avais pas baissé les yeux, je l’avais regardé jusqu’au bout, oui, et je lui avais souri moi aussi. Maman s’impatientait alors je suis revenue dans l’entrée. J’ai demandé : Il est où Pierrôt ? La plus petite de mes sœurs a répondu : difparu. J’ai haussé les épaules : comme d’habitude quoi.
Témoin numéro trois
La femme aux champignons
C’est fou tous ces mousserons et personne pour les ramasser, à part moi. C’est un bon coin l’angle du sentier des saules et de la coulée verte. Les gens passent, me regardent, s’arrêtent. Ils me prennent pour une folle avec mon sac Auchan au bout du bras. Vous ramassez quoi ? Des champignons. Vous n’avez pas peur ! Je leur souris. Franchement les yeux au ras du sol, la vie est parfois plus supportable. Ils me parlent : Fait pas beau, Ras le bol de la pluie, Vous n’auriez pas vu un petit garçon en tricycle avec un anorak rouge, Vous allez vraiment manger ça ? Quel vent… Ce sont des promeneurs de chiens. Dans ces nouveaux lotissements chaque maison abrite un chien ou un chat, parfois les deux. Ca donne une belle farandole tôt le matin et le soir après le travail. Les gens passent, ils me parlent, secouent la tête et repartent en courant pour rattraper leur chien qui gambade devant. Je reste avec les champignons qui dessinent des ronds de sorcières sur l’esplanade d’herbe. J’aime leur présence sauvage qui fait irruption dans cet espace paysagé où rien ne dépasse. Il n’y a que les saules du bord du canal qui prolifèrent, envahissent tout, constituant une barrière naturelle qui empêche les petits enfants de s’approcher trop près de l’eau.