Revenir. Revenir ici comme l’a fait le vieux petit homme blagueur. On est si différents. Et pourtant on revient au même endroit. Pourquoi. Pas très loin de pour quoi, à l’oreille. Et aussi revenir sur. Les lieux. C’est toute une histoire, celle qu’on ne racontera pas, celle que les passants ont déchiffrée sur les grilles du grand parc dont ont été retirés à la fin de l’été les panneaux de l’histoire, ceux devant lesquels est resté longtemps planté le vieux petit homme casquette Belleville. Son pourquoi à lui, tu n’es pas sans le comprendre. Comment, de rescapé on devient témoin. Mais pourquoi son pourquoi à lui s’est-il, petit à petit —indéfectible autant qu’indélébile — inséré dans ta vie qui n’a rien à voir avec lui au départ ? Pourquoi toi dans l’histoire ? Pour lui, c’est sûr : présent depuis le départ – et pour cause — autour des décisions prises dans la grande Maison. C’est là qu’il s’est retrouvé pupille de la nation, sous le choc qui ne disait pas encore son nom. Il a fait sa vie comme il a pu, puis beaucoup plus tard a refait le chemin dans l’autre sens en apportant son grain de sel d’administrateur avant de sortir du silence à l’ombre de ceux qui avaient déjà commencé à le faire. Pourquoi le déclic ? Il a d’abord traduit à mots couverts ce qu’il avait vécu devant des jeunes du réseau prioritaire. Douleur jamais abordée frontalement pendant qu’il était pris par le travail, par la reconstruction. Tu lui as demandé pourquoi ce silence. Il a éclaté de rire. Comme l’ermite de Haute-Provence répondant à la question de la moniale randonneuse : « Mère T., parlez-moi du Bon Dieu », avait demandé la soeur. Mère T. avait éclaté de rire. Le vieux petit homme blagueur non seulement a beaucoup travaillé dans les câblages électriques mais a donné le reste de son temps au Secours populaire. Pourquoi ? Volonté de réparer pour d’autres ce dont il avait été victime autrement ? Plus tard, un concours de circonstances a joué le rôle du destin. Tout ça à cause d’une armoire pleine de vieux papiers à jeter dans une école de la ville où est toujours la Maison. Pourquoi la professeure des écoles, qui n’avait rien à voir avec le vieux petit homme blagueur dont elle n’avait jamais entendu parler, a-t-elle décidé de faire le vide dans l’armoire ? C’est là qu’elle a retrouvé une liste de noms soigneusement écrits avec de belles lettres penchées, et des années à la clé. Celles de la guerre, et celles d’après. L’école n’avait pas été démolie. Le mot mémoire s’est imposé. Elle a cherché, compris que certains noms de la liste étaient ceux des assassinés et que peut-être elle retrouverait à partir de la liste des encore-vivants. Tu t’es demandé pourquoi avec quelques jeunes collègues elle s’était lancée dans l’enquête avec tant de force. Par un concours de circonstances digne d’un roman, elle t’a rencontrée, tu l’as emmenée dans la Maison et là, tu lui as montré une liste gardée dans les archives. Le pendant de l’autre liste, celle de l’armoire. Entre autres noms, il y avait celui du vieux petit homme blagueur que tu connaissais. Pourquoi t’a-t-il appelée ce soir-là ? Pour prendre de tes nouvelles, s’est-il exclamé en riant. Mais c’est moi qui vais t’en donner, as-tu dit. C’est ainsi que poussée dans le dos, tu l’as accueilli avec les jeunes professeures d’aujourd’hui dans l’école qui fut la sienne. Devant plus de cent cinquante enfants, assis sur le sol de la grande salle scolaire commune, il a raconté son enfance, son sauvetage, sa vie d’avant, sa vie d’après. Monsieur, pourquoi ils ont arrêté les enfants et les malades dans l’hôpital, les parents aussi ? Pourquoi les responsables de l’hôpital et de partout n’ont-ils rien pu faire ? Et pourquoi vous avoir fait sortir dans la grande boîte noire ? Pourquoi tout ça ? Il a fait comme il a pu pour dire tout en ne disant pas le pourquoi du comment. Et il a parlé de sa grande sœur, qui s’était cachée à temps pour mieux organiser son sauvetage. Et puis il a ajouté : heureusement, il y a eu ensuite d’autres femmes, semblables à des sœurs, à des mères : je ne sais pas pourquoi, mais elles m’adorent. Et pourquoi monsieur vous ne vous êtes pas marié ? Et pourquoi vous n’avez pas d’enfants ? Après un silence, il a éclaté de rire en rangeant les rares photos qu’il avait apportées puis a dit aux élèves qu’il serait bien content de faire une photo avec eux-tous. Tu as saisi l’image, l’instant, toi-même et le pourquoi. Il est au beau milieu d’eux, de la même taille qu’eux, avec sa bille de clown, sa casquette Belleville, ses bretelles. Souriant parmi. Heureux d’être toujours là.