#histoire #04 | la Polonaise

Aujourd’hui seulement je me demande pourquoi on l’appelait la Polonaise. Sans  doute son nom était-il imprononçable. Je n’ai jamais entendu son nom. C’était la Polonaise. De référence à Chopin, il n’y en avait pas. La Polonaise, comme son voisin était le maçon. Voisins sans nom. Ont pris le nom du lieu, du métier, comme tant de tanneurs devenus Pélissier, de ferronniers devenus Ferron, ou d’autres, de façon plus évidente, Meunier. Le maçon s’appelait peut-être Lemasson. Et eux, comment les appelait-on au hameau? Les touristes? Les Biterrois? Ils se vouvoyaient, se saluaient de loin. On l’apercevait, assise devant sa porte, la Polonaise. Comment ne pas entendre l’étrangère, dans cette Polonaise? Avait-elle seulement mis un pied en Pologne, la Polonaise? Rien aujourd’hui pour retrouver son nom. Regarder sur Internet semble inutile, tout cela est si loin. Essayer toutefois. Découvrir que des maisons de la Polonaise et du maçon, il ne reste rien, sinon ces souvenirs, ces mots, ces questions. Je n’ai pas réalisé d’emblée que les maisons manquaient. J’ai vu un parking. Le réel pèse de tout son poids, s’impose, si visible qu’il voudrait tout faire disparaître, jusqu’à ce qui a pourtant un jour été vu, vécu, réel. Tout aussi réel. 

Pourquoi cet été-là lui a-t-il proposé de l’accompagner mener le troupeau au pré? Il l’apercevait chaque été, l’espérait. Seule personne de son âge en dehors de sa soeur. Son frère Pierre  ne comptait pas. Trop jeune. Comment pourrait-il se pardonner ce jour où, en jouant?.. Tenu à rester avec elle, à la protéger, à tenter de la faire rire, et incapable de ne pas désirer de toutes ses forces de fuir, de ne plus le voir cet oeil blanc, cet oeil qui ne le voyait pas, cet oeil qui, il le savait, l’empêcherait de la quitter. Alors il allait à l’écurie, sellait Napoléon, et les jambes bien collées contre ses flancs, il tournait le dos au hameau, à la maison, au champ où ce jour là… 

Pourquoi ne l’a-telle pas quitté? Sa soeur a bien divorcé. Sa soeur aînée. Celle à laquelle elle écrit tous les mardis. Le mercredi, c’est à la cadette qu’elle écrit en glissant un billet dès qu’elle le peut. La cadette est un panier percé. Mais elle n’a pas eu de chance. L’aînée, elle, a toujours été la plus forte. Celle qui a soutenu leur mère pendant la guerre, celle qui a gardé le secret de la mort du père. Un voisin le tenait d’un soldat, au front lui aussi. La grand-mère avait partagé le secret avec l’aînée des gamines – ce n’était plus une gamine la Suzon, en tant qu’aînée, il fallait qu’elle seconde sa mère, qu’elle soit celle qui serait au courant de la mort du père, là-bas au front, mais elle avait dû jurer la Suzon, elle avait dû jurer de se taire, muette comme une  tombe elle était restée, jusqu’à ce jour où il est revenu celui qu’on croyait mort, celui qu’Henriette n’a pas reconnu, ce père pour lequel elle avait tant prié, ce beau soldat, pas pour ce vieil homme au regard vide, à la peau morne, cet homme au pantalon flottant comme si dessous il n’y avait plus de corps solide, plus rien pour le tenir. Oui, Suzon était l’aînée, et donc la plus forte, l’audacieuse, celle qui avait osé divorcer, divorcer oui, quitter son ivrogne de mari. Mais la Suzon n’avait pas d’enfant. Aménorrhée depuis l’âge de quatorze ans quand sa grand mère lui avait révélé le secret, celui qu’il ne faudrait jamais répéter, celui qu’elle tenait de la voisine qui avait reçu une lettre du front. Henriette, elle,  avait deux enfants. Mais pourquoi n’a-t-elle pas divorcé après, quand ses enfants sont devenus adultes? De quoi avait-elle peur? Manquait-elle de courage? Etait-elle de mauvaise foi, elle, la si pieuse? Mais comment subvenir à ses besoins quand on est une femme née au début du XX ème siècle? 

Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à lui proposer de  m’accompagner au pré? Elle doit s’ennuyer seule ici, elle qui est habituée à la ville. Elle doit sortir avec des amis là-bas, à la ville. Ils doivent aller au cinéma, et puis où encore? Dans des cafés? À la plage aussi, bien sûr. Mener le  troupeau au pré, c’est tout ce que je peux lui proposer. Pourquoi je n’arrive pas à le lui proposer? Pourquoi j’ai honte soudain? 

Pourquoi est-ce à sa nièce plutôt qu’à ses fils qu’il a offert des livres? Pourquoi est-ce que sa nièce se souvient de lui comme d’un passeur vers la littérature, elle dont dont ça a été toute la vie, son pays, la littérature, et non pas ses fils? Entre ses fils et lui, il y avait l’épouse, la mère, celle qui le craignait mais aussi qui tâchait de l’humilier. Pauvre système de défense de qui est dominé. Pourquoi n’ont-ils pas su vivre en paix? Elle qui le critiquait dans son dos, elle qui s’écrasait par devant, elle qui jamais ne l’aurait quitté, elle dont on pouvait penser qu’elle ne l’aimait pas, était resté mariée une vie entière pour les enfants, le curé, les gens, le qu’en dira-t-on, le repos de son âme, et qui à sa mort a été perdue, perdue au point de perdre le peu de tête qui lui restait, je perds la tête avait-elle coutume de dire, elle avait perdu son mari, mais cela elle ne pouvait l’accepter, alors elle le cherchait, dans les rues, sous le soleil, partant tête nue, à travers la ville, jusqu’au cimetière, appelée par lui, oserais-je écrire comme un chien qui a perdu son maître, ou simplement comme une épouse qui a perdu son maître, monsieur lui disait-elle, monsieur pour montrer la distance, monsieur pour marquer sa liberté, monsieur qu’il n’était pas quand il s’approchait de son corps, voulait la toucher, avec son sexe la pénétrer juste pour le plaisir, comme si le mariage était une affaire de plaisir, comme si le rôle des corps n’était pas simplement de faire des enfants, et des enfants ils en avaient et lui qui continuait à vouloir la caresser, et lui au visage rougi de désir, et elle qui lui tournait le dos, regardait du côté de la fenêtre, de la commode, des photos de ses parents, son père avec un chapeau de paille sur la tête, sa mère avec un tablier passé sur ses  vêtements, ses parents qui n’avaient pas compris qu’elle l’épouse, cet étranger, cet espagnol, un bel homme ça oui, mais un étranger, quand eux étaient nés ici, dans cette ville, et leurs parents avant eux, et leurs grands-parents avant eux. Pourquoi leur fille s’était-elle donc amourachée de cet étranger? Ils l’avaient prévenue pourtant.

A propos de Betty Gomez

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