Un réduit au fond du couloir, entre les deux chambres, et sa porte vitrée. C’est une vitre en verre cathédrale, fêlée depuis toujours. La fêlure dessine une forme d’œil. Parfois je me demande si l’œil nous épie ou s’il nous protège. La vitre était là avant nous, avant même qu’on ne s’installe à Corbera, avant la guerre. L’œil aussi. C’est un œil qui en a trop vu. J’évite de le regarder trop longtemps, j’ai l’impression que la fissure pourrait s’agrandir sous l’effet du regard. Les enfants en ont peur, je le sais, et je ne suis pas mécontente, cette menace est comme une alliée, si l’une ou l’autre me désobéit je brandis la menace de lui faire passer quelques instants dans le réduit avec l’œil, ça les calme direct. Et puis, je crois qu’il y a dans cette fêlure quelque chose de plus fort que la peur — une sorte d’avertissement. Je n’ose pas la faire changer, retirer cette vitre blessée, ce serait peut-être effacer la mémoire du lieu.
La fêlure dessine selon la lumière, comme un œil, un œil malveillant, un œil qui nous observe quand vous passez dans le couloir. Enfant j’en avais peur. Ce qui m’effrayait le plus, c’est qu’on ne voyait jamais vraiment ce qu’il y avait derrière — à cause du verre granuleux qui brouillait les formes. Quand je devais traverser le couloir, souvent je détournais le regard, j’accélérais, j’entendais ma respiration qui s’emballait. Parfois on se reflétait dedans, on ne se voyait pas bien, juste une ombre traversée par la fêlure, et toujours cet œil, comme si quelqu’un de l’autre côté, un mort peut-être, nous regardait vivre. Alors je mettais la main devant les yeux, je ne pouvais pas soutenir son regard. Un jour, j’ai fait une bêtise, je ne me souviens même plus laquelle— et ma mère m’a enfermée dans le réduit, avec la vitre et son œil malveillant. J’ai hurlé, j’ai supplié, j’ai pleuré jusqu’à ne plus avoir de voix. La lumière du couloir passait à travers la fente et dessinait une ligne jaune sur le mur, j’avais l’impression qu’elle allait me couper en deux. Quand je fermais les yeux, la ligne restait imprimée, comme une brûlure sous les paupières.
Ça me fait sourire, cette histoire d’œil, de vitre hantée. Juste un morceau de verre fendu, voilà tout. Mais à force d’en entendre parler, de voir ma sœur détourner la tête, moi aussi j’ai fini par y croire. La nuit, quand tout le monde dort, je viens dans le couloir que j’ai pris la précaution d’éclairer. je me pose devant la vitre du réduit, le verre prend une teinte d’ambre, et tout ce qu’il y a derrière semble se déplacer lentement. Dans le reflet trouble je vois mon visage se dédoubler, Une partie dans la lumière, l’autre dans l’ombre. Peut-être qu’elle a raison, ma sœur, la vitre sait quelque chose. Un secret caché dans le flou des manteaux suspendus, entre les plis du linge, dans les boîtes fermées.
La fêlure s’est élargie, la vitre menace de tomber, mais personne n’y touche. C’est devenu une habitude, un repère dans le couloir, on passe devant comme on traverse une image d’enfance familière dont le sens nous échappe. Si on colle l’œil contre le verre, on peut deviner le fond du réduit, le linge, les boîtes, des ustensiles de ménage. Tout paraît immobile, et pourtant, il y a comme une vibration derrière. Parfois, on entend des craquements très légers, ou bien le bruit du vent dans les conduits. Je pense aux punitions, à la peur. La vitre est comme un écran où les images se superposent, celles de l’enfance, des départs, celle de ma grand-mère, sa poitrine trop serrée dans une robe chasuble, la poussière dans la lumière.
Je suis revenue. Le réduit n’existe plus, il y a à la place un placard blanc à porte coulissante, sans vitre. Je pose ma main sur le bois et je peux presque sentir la fissure, le contour fragile de l’œil. En fermant les yeux, je peux voir encore la lumière s’y briser. Je me demande si la mémoire a vraiment besoin de nous pour continuer. Si les maisons gardent la trace de celles et ceux qui y ont vécu, sans qu’on ait à y revenir. Si les murs, les portes, les fenêtres se souviennent. S’il existe une mémoire qui ne dépend pas de nos gestes, de nos voix. Peut-être que dans chaque maison, il y a un point où la mémoire s’accroche, un nœud de lumière qui relie tous ceux qui y ont vécu, un œil dans le couloir.
« la vite menace de tomber », oh le beau lapin avec une montre dans la main…
merci, pour l’oeil, j’adore les histoires d’oeil. Toutes je crois bien…
ah ah oui en effet, merci pour le signalement… première fois que je m’y risque, mais oui un bel objet, l’œil, et son orthographe me fascine, d’entendre un u qui n’y est pas.
je me souviens avoir « bu » Histoire de l’oeil de Georges (Bataille), bu parce que je l’ai lu d’un trait comme on boit un verre d’eau sans s’être aperçu-ent qu’on était complètement desséché-ent…rare sensation de lecture. Apaisante. Pas eu depuis d’ailleurs, mais là je vais peut être enfin me faire Aleister (Crowley), depuis le temps que.
Mais j’ai comme l’impression que lui va me dessécher, bref, on verra bien.
la fêlure et l’œil dans la vitre, voici qui me ramène aussi à mon enfance, et à ce qui, dans mes cauchemars, en jaillissait…
Merci pour ce beau texte!
Merci, vos mots me touchent, l’enfance et ses cauchemars comme les premières fenêtres d’où on regarde le monde.
J’aime beaucoup ta variation autour de cette histoire de vitre fendillée et hantée. L’œil fait penser au mauvais (ou à celui de Sauron). Très beau dernier paragraphe sur la mémoire (et celle de la maison elle-même pourrait être évoquée, en faire personnage)
Merci Perle. Oui, cet œil, c’est un peu celui de l’ochju corse, à la fois maléfique et protecteur, qui veille autant qu’il inquiète. Et tu as raison, la maison a sa mémoire propre, un peu le sujet de Corbera (je n(e m)’en sors pas ahah).