Sasha, 13 ans et demi, tourne le dos à la rue et s’accroche des deux mains aux barreaux verticaux du portail de l’ancienne école des filles. Ses cheveux châtain clair mi-longs lui retombent sur les yeux et elle les rejette constamment vers l’arrière d’un mouvement de tête. Elle porte au poignet droit les cinq ou six bracelets faits main que lui a offerts sa copine Léa. Elle affiche un ennui exaspéré.
Sylvie, la soixantaine, est affaissée sur un pliant. Elle a complètement raté sa couleur, ses cheveux ont viré à une espèce de marronasse terne. Elle se dit qu’elle devrait aller chez un coiffeur, mais que c’est bien trop cher. Sur la petite table de camping qu’elle a recouvert d’un drap blanc, elle avait joliment disposé les bibelots qu’elle espérait vendre. Mais rien, ou si peu est parti. Après avoir payé l’emplacement, il ne lui restera même pas de quoi se payer un paquet de cigarettes. Elle est abattue, complètement découragée.
Marc, septuagénaire en short, tient sa bicyclette, pardon, son vélo! un vrai petit bijou de mécanique, de la main gauche. Il a cessé de tenter de cacher sa calvitie et opté pour le rasage du crâne. Il se dit que ça lui donne l’air plus jeune et lance des regards égrillards sur les jeunes femmes qu’il croise. Sans succès. Ce qui ne l’empêche pas d’afficher une mine satisfaite.
Maxime, dix-sept ans, interne dans un lycée réputé de Lille. Très mince et très grand, il marche rapidement, à grandes enjambées nerveuses. Ses cheveux noirs bouclés sont coupés courts, mais une mèche rebelle lui retombe sur le front. Il avance sans regarder les tables et scrute la foule, soucieux.
Madeleine virevolte derrière son stand et propose à tout un chacun de goûter les bières bios et IPA de la brasserie qu’elle et son mari viennent d’ouvrir. Ses cheveux châtains aux reflets auburn ondulent à chacun de ses mouvements et découvrent les grandes créoles d’or qui ornent ses oreilles. Elle sourit aimablement à toutes et tous, mais les regards qu’elle jette fréquemment vers la place du village trahissent son inquiétude.
Éric fait visiter sa brasserie. Vêtu d’une chemise de camionneur canadien, il a la stature rassurante d’un grand viking blond, à barbe et boucles blondes. Il parle d’une voix grave et chaleureuse. Pourtant ses mâchoires se crispent involontairement, car même s’il veut le cacher à sa femme et à ses clients, il est inquiet.
Zoé marche aux côtés de sa meilleure amie. Un peu en retrait, plutôt. Juste d’un pas, mais cela suffit pour être en retrait. la veille, sa sœur lui a fait des tas de petites nattes tressées de rubans rouges, roses et verts et nouées de perles de bois. Mais Alice, son amie, les a à peine remarquées. Zoé en est peinée.
Alice marche au milieu de la rue. Elle ne regarde ni les objets en vente, ni les gens, ni Zoé. Indifférente à tout et à tous, elle ne regarde que ses pieds. Elle n’a pas pris la peine de coiffer ses longs cheveux blonds. Elle ne comprend pas pourquoi, mais elle se sent mal dans sa peau depuis quelque temps. Elle a grossi, et ses seins lui font mal. Elle sait que quelque chose ne va pas, mais elle ne veut pas y penser, ne veut pas en parler. Elle ne veut pas savoir et garde un air buté.
Jean-Claude est debout devant la table où il a entassé ce que Sophie lui a demandé de « liquider », mais à cette liquidation, il ne peut se résoudre. Nerveusement, il retire et réajuste sa casquette. Sans vraiment s’en rendre compte, il a placé son corps épaissi par l’âge devant les reliques de sa mère, le cartel de marbre rose et vert qui trônait sur la cheminée même s’il ne donnait plus l’heure depuis longtemps, deux presse-papiers de verre coloré, la saucière en faïence fendillée, ses petites boites de bois vernies, les soucoupes roses à reflets moiré rescapées du service à café qu’elle ne sortait que le dimanche, son chapelet aux perles de nacre cassé… toutes ces pauvres choses qui ont une si grande valeur pour lui. Mais Sophie a décidé. Il s’exécute donc, l’air malheureux.
François se tient immobile, jambes légèrement écartées, bras dans le dos, derrière l’une de ses tables, le regard apparemment fixé au-delà du défilé d’éventuels acheteurs. Mais il surveille ses étalages du coin de l’œil. Il a appris ça à l’armée, avant de devenir brocanteur. De temps à autre, il passe sa main gauche sur ses cheveux coupés courts, une habitude. Ils sont gris, mais toujours drus. Il porte un anneau d’or à l’oreille droite. Il se dit qu’il ne vendra pas grand-chose ce matin, il devrait éviter ces petits patelins, et toise ces sans-dents avec mépris.
Jeanne a accepté l’invitation de Nicolas à déjeuner au restaurant du country-club voisin. En passant sur la nationale, ils ont vu la brocante et sont venus, « juste pour jeter un œil ». Elle trébuche un peu, le sol est pavé par endroits et elle a mis des escarpins à talons. Mais c’est si amusant ! elle a justement déniché des fruits en céramique, un citron et un coing, et une coloquinte d’un vert si vif ! juste ce qu’elle cherchait ! et pour presque rien ! Elle n’a pas prévu de sac, forcément, alors elle retire son chapeau de velours noir et y dépose ses achats. Elle secoue sa chevelure blond platine et rit, tout heureuse d’avoir fait une si bonne affaire.
Agnès s’est assise. Ça défile, mais personne ne s’arrête vraiment. Pour acheter. Heureusement, elle s’est habillée confortable et chaud, et s’est enfoncé un bonnet de laine sur sa tête. Mais quelle idée elle a eu de se faire couper les cheveux aussi courts, alors qu’il commence à faire frisquet ! ça semblait une bonne idée de faire des brocante à deux, mère et fille. Mais Sasha fait la tête. Elle s’ennuie, c’est visible. Elle s’est amusée à faire la marchande la première fois, mais elle est déjà lassée à la deuxième… Elles ont quand même pas mal vendu de bibelots et de vaisselle en début de matinée. Allez hop ! elle commence à remballer. Tu m’aides, Sasha ? Après, on va aller se manger une moule-frites au restaurant du village, tu sais, le joli restaurent devant lequel nous sommes passées en arrivant, où ça sentait si bon ! Elles se sourient, réconciliées et complices.
Louis court, sautille, s’arrête, repart à cloche-pied. Il adore les brocantes aujourd’hui, c’est juste génial ! les parents sont occupés à la brasserie et le laissent courir et fureter à sa guise. Il a trois euros cinquante en poche et recherche une voiture. Un modèle à piles, une Tesla, si possible. Pour le moment, il n’a encore rien trouvé. Alice avait promis de chercher avec lui, mais aujourd’hui, elle ne s’intéresse pas du tout à lui. Il ne comprend pas pourquoi elle est comme ça. Une ombre passe sur son visage.
Jean-Louis vend de vieux livres, de vieux papiers et de vieilles cartes postales. Mais ces vieilleries n’intéressent pas trop les locaux. Il s’est appuyé au mur de briques, mains dans les poches, et regarde le cimetière qui jouxte l’église. Il se dit qu’il grisonne de plus en plus, que bientôt ses cheveux, s’il en a encore, seront tous blancs, qu’il sent le froid le pénétrer et qu’il devrait passer à autre chose, maintenant que Gilles n’est plus là. Il porte au poignet gauche le bracelet de pierres bleues que Gilles lui avait offert pour leur dixième anniversaire. Il a soudain l’air très fatigué.
Le petit cheval de peluche bleue est immobile. Forcément. Sa crinière est toute hérissée. Il a été perdu, trouvé, donné, oublié et se retrouve là, en attente d’un éventuel petit propriétaire. Sa mâchoire s’ouvre en un éternel sourire figé.
Martine a les jambes enflées, les pieds enflés, le souffle court. Elle revient du cimetière et doit traverser le village pour rentrer chez elle. La foule qui encombre la route l’empêche d’avancer. Ou est-ce son cœur qui pourrait lâcher ? Elle ouvre la bouche, mais ne parvient pas à crier. Son visage montre l’angoisse puis la frayeur.