#histoire #06 | cinq rendez-vous avec M.

Je m’étais dit qu’il était grand temps le jour où, devançant l’appel, M. m’avait donné rendez-vous. Je pensais que ce serait dans la Maison mais il avait choisi la Châtaigneraie. Et pas la peine de venir le chercher à la gare tout en bas, il se débrouillerait pour être là, vers le haut. C’était jour de tempête et quand je suis arrivée dans le petit bois, les arbres tourmentés et plusieurs fois centenaires étaient en plein vacarme — attaques du vent, craquements des branches, chute des bogues, éclatements. Dans un premier temps je ne l’ai pas reconnu : ce n’était pas le vieil homme dont le visage m’était familier. Bien plus grand et bien plus jeune, il tenait à la main sa casquette Belleville qu’il venait de remplir de châtaignes : nous aussi, on venait là, quand on avait faim. Il se rappelait avoir quitté la demeure collective pour se retrouver là, planté dans sa nouvelle histoire, confiant dans les racines des châtaigniers tutélaires qui avaient accueilli autrefois la mélancolie du philosophe.

Je n’étais pas revenue depuis longtemps sur la route de Barles quelques kilomètres après Digne mais comme M. achevait là sa cure annuelle prescrite à cause de l’asthme, je l’ai convaincu de monter jusque à l’ermitage millénaire en empruntant le sentier enraciné au pied du torrent à cet endroit-là. Le mistral avait lâché prise, dégageant la tonalité bleue du ciel et la nouvelle jeunesse du vieil homme. L’ascension avait eu lieu en plein silence. M. économisait sa respiration. Sa vie tenait au souffle. Sa seule phrase avait été prononcée au moment de la halte en plein escarpement, au bord du ravin : si j’avais su, à l’époque, on aurait pu venir se cacher là. Silence. Un aigle avait survolé lentement notre passage et s’était éloigné en signant de sa présence tout l’espace bleuté.

Avec lui, par temps à peu près clair, j’ai tourné comme un satellite autour de l’hôpital parisien, autour du pot aux malades. Il y avait là comme une tornade pétrifiée, un ouragan qui taisait son nom, en s’inscrivant tranquillement dans le périmètre de la rue Manin. Je n’étais jamais venue là auparavant et la façade de l’établissement ouvert en 1905 était avenante, avec sa façade de briques rouges, ses ouvertures serties de blanc, son élan bien incarné et son entrée aux angles arrondis avec porte tournante. M. croyait se souvenir de sa chambre, au moment de l’opération et aussi de la sortie au moment de l’exfiltration, rocambolesque en apparence, tragique au fond, plutôt à l’arrière du bâtiment. M. et moi avions remonté le courant, cherchant dans la silhouette du bâtiment les vestiges du projet initial : gratuité des soins, consultation le soir pour les ouvriers, accueil des mères souhaitant rester auprès de leurs enfants malades. M. n’avait rien connu de tout ça : il se souvenait juste des cris, des portes claquées, du vent de folie et de la douleur qui lui poignardait le ventre, puis de l’anesthésie. Le bâtiment magnifiquement rénové semblait gommer les sombres souvenirs intermédiaires et assurer sa présence dans l’infini de la ville, passée à ce qu’ils appellent « autre chose »

.Entre deux cols, j’arpentais sans relâche le territoire du village dont une partie du nom signifie soit grange soit abreuvoir soit source bouillonnante. Des enfants comme livrés à eux-mêmes mobilisaient les rues : ils menaient l’enquête et soudain, se détachant d’eux, M. a quitté le groupe pour me montrer ce qu’il avait trouvé. J’ai emprunté à ses côtés un chemin rocailleux : à la sortie du petit bourg, un tas de pierres semblait narguer en miniature les sommets savoyards. La légende locale dit qu’une adolescente avait été chassée de l’Abreuvoir à coups de pierres et lapidée par la haine il y a longtemps parce qu’elle était étrangère, sans doute nomade et sorcière comme celles qui connaissent les secrets des plantes. M., amoureux de cette histoire, a cueilli près du tas de pierres une immortelle qu’il m’a offerte avant de regagner en courant la bande des sources bouillonnantes.

Nous venions d’entrer dans la Tête d’Or par la Porte des Enfants du Rhône. M. en colère avait, au passage, lancé à tue-tête : il n’y a pas que les enfants du Rhône, c’est arrivé aux enfants de partout ! Les promeneurs s’étaient retournés et avaient fait comme si de rien n’était pour ne pas se fixer sur un décalage décisif, frôlant le désastre. Mais les mots, portés par le premier vent implacable d’automne, avaient rejoint les cimes à peu près intactes et remplacé l’or par la rouille, le vermeil par le sang avant de se retrouver projetés à terre ou dans le fleuve sans pouvoir sortir de leur gangue allusive. M. n’avait cherché à rattraper ni les mots ni le passé. Il préférait, me disait-il, continuer à marcher sur ses propres traces pour atteindre le lieu du prochain rendez-vous, au-delà de la Tête d’Or. J’avais du mal à le suivre.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Une réponse à “#histoire #06 | cinq rendez-vous avec M.”

  1. Une unité de personnage, M, dans une multitude de décors. Je trouve le principe très intéressant, moi qui me suis attaché à l’exact contraire (plusieurs personnages dans une unité de lieu).