#histoire #06 | les genêts et l’herbe des prés

Comme j’avançais sur le chemin sinueux, j’arrivai à la hauteur de la maison de la famille A., seuls habitants du hameau l’hiver, là où j’avais entendu cette voix inconnue dans l’encoignure de la cuisine, cette voix d’enfant apeurée dans le combiné du téléphone, cette voix qui venait de là-bas, là où tout n’était que désordre, folie, angoisse, l’escalier en pierre, les marches moussues, rien n’avait changé, la porte était entrouverte, je la poussai, la pénombre était la même, dans l’encoignure un téléphone à cadran, un annuaire dont je ne parvenais pas à lire l’année était posé sur un guéridon de bois, un compteur au mur dont j’avais oublié la présence, il fallait bien, pensais-je, calculer le prix de la communication, j’avançais lentement, me demandant si elles seraient là, soupçonnant que cela ne se pouvait pas, persuadée toutefois que j’allais les y trouver, j’avançais confiante, avec raison, puisqu’elles étaient là, comme toujours, la vieille aveugle devant son tas de haricots, la fillette à l’oeil crevé assise de l’autre côté de la table de bois, face à face, chacune équeutant les haricots, et j’entendais Christine égrainer tout ce que le monde contenait de vert, l’herbe des prés, les fanes des radis qui chatouillent les doigts de leur petits cils, les fanes de carottes dont raffolent les poules, les feuilles des arbres, les épines de sapin, les branches des genêts, la corbeille à fruits, le foulard de la mère, et l’eau de la rivière quand elle ondule sous les futaies. 

Je revenais de la ferme des cousins, le chien Sauvé m’accompagnait, ses poils longs recouvraient ses yeux, il marchait sans jamais mettre une patte sur les bogues de châtaignes qui jonchaient la route, je les sentais régulièrement faire une bosse sous ma botte, haute botte en plastique qui tenait bien au pied, sans jamais faire ces clocs ou ces bruits d’aspiration quand le pied se détache de la semelle et laisse passer de l’air, je réalisai alors que nous étions pris dans une nappe de silence, le brouillard qui nous entourait devait amortir tous les bruits, comme le buvard qui retient l’encre, sentiment de ouate, les châtaigniers, le chien, le brouillard, c’est alors que je croisai madame Caminade, elle surgit du brouillard, et c’est d’abord une tache jaune qui avançait jusqu’à prendre toute la place, et cette masse jaune continuait d’avancer vers nous, vers le chien qui jamais ne se blessait les pattes, vers moi aux bottes silencieuses, et ce jaune envahissait tout l’espace, et le brouillard avalait ce jaune, le buvait goulument, et lorsqu’une brise se leva c’est tout le parfum des genêts, leur parfum entêtant qu’il déversa sur nous, sur le chien Sauvé, sur moi à ses côtés, sur nos ombres silencieuses, et tout devint jaune, le chien, les bottes, et le brouillard devenu lumière. 

Comme je me promenais en direction de Couffins, je l’aperçus qui marchait dans la rivière, il portait ses cuissardes vertes qui montaient jusqu’à l’aine et que retenaient des bretelles, son vieux chandail gris qu’elle lui avait tricoté serré pour qu’il tienne bien chaud, je voyais son ventre bedonnant, le sommet de son crâne nu, ses rares cheveux devenus blancs peignés sur les côtés, les plis de son cou, et sa musette verte dans le dos à laquelle était accrochée une épuisette, celle qui m’avait permis de ramener une écrevisse un jour que nous avions pêché ensemble, ici-même, je m’approchai pour le rejoindre, l’appelai mais il semblait ne pas m’entendre, était-ce le bruit du gave qui recouvrait ma voix, je l’appelai à nouveau mais aucun son ne sortait de ma bouche, où était-ce moi qui ne m’entendais pas? 

Comme j’avançais avec la flèche sur Google Maps, j’aperçus deux silhouettes de dos qui avançaient à petits pas, à leur droite des ardoises tenaient les talus, se mélangeaient aux racines des chênes, à gauche le terrain dévalait, ouvrait sur des prés à l’herbe drue,  qui formaient comme  une mosaïque qui ondulait, comme une mer aux vagues vertes, éclatantes, je cliquai sur le bonhomme et me voilà à mon tour à grimper le chemin à leur côté, je tentai de me mettre au pas, sautillai deux fois sur la même jambe et nous voilà tous trois à unir nos enjambées, je l’entendais qui chantonnait un kilomètre à pied ça use ça use, il tenait à la main droite une canne avec une tête de cochon en guise de pommeau, deux pierres peintes en rouge lui tenaient lieu de pupilles, elle avait à la main droite un pot au lait en fer blanc qui se balançait au bout de son bras, suivait la cadence, comme nos jambes, six jambes et un pot au lait qui se balançaient, deux kilomètres à pied… 

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...