#histoire #01-10 | Carnet de santé

Encore le principe du carnet d’écriture, et toujours trop bavard. Mais pour aller à l’essentiel :

15102025

Bien sûr, on est le 17, le 18 ou le 19 — ou plus, ça passe mine de rien —, mais le 15 c’est bien. C’est bien pour reprendre, un peu, pour se remettre à écrire. Un peu. J’attendais d’ailleurs le 15. Je voulais le faire le 15, même. Mais j’ai oublié. Mais je crois aussi qu’il me manquait quelque chose. Je crois que j’avais pas tout ce qu’il fallait. Le 15, je savais pas encore vraiment quoi dire. C’est dommage, maintenant on est le 17. J’ai mon petit discours, et je l’ai eu tout juste, complet, aujourd’hui, mais on est le 17. Du coup, il risque d’être un peu périmé. Ça va vite les discours, ça se périme vite. Le 15, ç’aurait été bien, tout frais. C’était l’anniversaire de Lulu, elle aurait eu quatre-vingt-dix-sept ans. Mais il était pas complet ce discours. Pas vraiment. Ou alors c’était moi. J’étais pas vraiment prêt. J’étais pas complet. C’est pas si simple de tenir un discours, surtout quand on n’aime pas beaucoup ça. Alors si en plus c’est un jour où vous êtes pas complet, où quelque chose vous manque. C’est dommage quand même, parce que je l’avais presque, le 15, ce petit discours. Je le tenais au fond de moi. Mais c’est pas sorti. Ça venait pas. Maintenant c’est mieux, le 17, mais il est périmé. Il m’a l’air tout replié sur lui-même, tout sec, tout ratatiné. C’est malin ! Tant pis, on va faire avec. C’est quand même mieux que rien, non ?

C’est pas que j’aie vraiment quelque chose à dire, après des mois de silence, mais peut-être que, quand même, maintenant, cette affiche, sur le Mur — et par les temps qui courent, et les dieux savent comme ils vont, dans tous les sens et à contre-courant —, ce ne sera pas inutile. De Valère Novarina, Devant la parole :

« Voici que les hommes s’échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s’en forgeant plus qu’une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très très bien. Il n’y a que le mystère de parler qui nous séparait d’eux. À la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébété par l’échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. La fin de l’histoire est sans parole. »

OK. Mais on ne va pas en rester là, sur ce constat. Sinon, où est le discours, digne de ce nom ? où serait le dialogue ? D’ailleurs, pour Valère, c’est un point de départ. C’est le point d’interrogation de la parole — la parole même ? — contre les techniques d’information-communication. On va prendre le taureau par les cornes, avec une belle affiche surréaliste. C’est passé de mode ? Peut-être, dans le cadre de l’info-com — encore qu’elle lui doit beaucoup. Mais dans l’espace des rêves, des fantasmes, des désirs, des imaginaires tous azimuts, où le temps n’a pas de prise véritable — sinon fractale ? donc réversible ? Bref ! je suis en train de lire le Manifeste du surréalisme, et alors :

« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. (Have writing materials brought, once you are settled in a place as favourable as possible for focusing the mind on itself.)

Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. (Put yourself in the most passive, or receptive, state you can. Forget about your genius, your talents, and those of others.)

Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. (Tell yourself repeatedly that literature is one of the saddest roads leading to everything. Write swiftly with no preconceived subject, swiftly enough that you cannot retain it, and are not tempted to re-read.)

La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase, étrangère à notre pensée consciente, qui ne demande qu’à s’extérioriser. (The first sentence will arise spontaneously, it being the case in truth that each second there is a sentence, unknown to our conscious thought, which only asks to be externalised.)

Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. (It is quite difficult to make pronouncements about the next sentence; it no doubt participates in both our conscious activity and the other kind, if you agree that the fact of having written the first entails a minimum of perception.)

Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. (That should matter little to you, however; and in that resides, to a large extent, the interest of the surrealist game.)

Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vibrante. Continuez autant qu’il vous plaira. (It is still the case that punctuation definitely runs counter to the absolute continuity of flow which concerns us, although it may seem as necessary as the distribution of nodes on a vibrating string. Continue for as long as you wish.

Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire (If silence threatens to establish itself, if you have committed an error: an error, let us say, of inattention, break off without hesitation with a more than obvious blank line.)

À la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra. (Following a word whose origin seems suspect to you, place some letter, the letter ‘l’ for example, the letter ‘l’ every time, and recall the arbitrary by making this letter the initial one of the very next word.) »

Et comme il manque une phrase — le texte et sa traduction proviennent de Transparent Language —, je l’ajoute :

« Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. »

||        Et puis, en attendant le déluge |

On devrait plus souvent se promener dans le lit des rivières. Aujourd’hui, j’y ai aperçu des chevreuils furtifs, des oiseaux fantômes, j’ai entendu des insectes volants et des craquements. L’herbe et certaines plantes s’étaient installées par endroits. Les pierres, les cailloux, le gravier et les grains de sable étaient de sortie. Les feuilles mortes commençaient à déployer leur couverture. Mais j’ai surtout croisé des blocs de pierre. Des ruines d’anciens murs. Plantées là, dans la grave. Couverts de mousses. J’ai cru d’abord qu’ils étaient assoupis, qu’ils étaient là pour se reposer. Mais non. Les ruines, en fait — c’est ce que j’ai compris sur le chemin du retour —, viennent dans le lit des rivières pour mourir. Elles trouvent un endroit, s’y échouent, et, peu à peu, s’enfoncent, se désagrègent insensiblement, s’enveloppant dans un tapis de mousse, en attendant la dissolution totale. Le retour de l’eau. Le lit plein, quand l’eau court. Les grandes crues. Car les ruines ne sont pas destinées, comme nous, au ciel, dans nos rêves, ou à la terre. Mais à l’eau. La dissolution, la dispersion du bloc à l’infinitésimal, au grain de sable microscopique, atomique, en suspension, noyé dans les alluvions, les sédiments. La vase. Noé ne dirait pas le contraire. Et, la rivière à sec, dans le lit de laquelle je marchais, je me suis dit que le déluge ne serait pas de trop.                 ||

20102025

« La pensée n’utilise pas les mots, ne cherche jamais ses mots, ce sont les mots qui cherchent, qui traquent la pensée. Nous nous dépouillons des mots en parlant. Celui qui parle, celui qui écrit, c’est un qui jette ses mots comme des cailloux divinatoires, comme des dés lancés. »

(Valère Novarina, Devant la parole)

Et forcément, ce genre de cailloux, c’est assez rare. À s’en dépouiller, on finit tout nu. Très vite. On le voit bien dans les textes à trous. La pensée file son chemin, mais les mots ne suivent pas toujours. Quelques années-lumière ne seront pas de trop pour en retrouver la piste. Tant pis si la pensée a changé de monde. Mais, à savoir jouer du trou, pause, coupure, syncope, évanouissement, rupture, disjonction, etc., de la fissure au gouffre — à savoir jour du saut, comme d’un mot nouveau, rien n’aura peut-être vraiment changé. On aura simplement élargi le champ de force des mots sur

22102025

Marcel |

Parfois, dans mes lectures, je tombe sur un passage pouvant constituer une belle épigramme. J’en ai trouvé pas mal. Mais celui-ci, de Valère Novarina dans Devant la parole, aussi direct que littéral, pourrait bien être définitif : « Chanson de Marcel Moi-Même ».

À tout prendre, il pourrait même s’agir d’un titre.

Correspondances | à nu

|| Ouf ! C’était moins une ! J’ai bien failli me mettre à nu dans le journal !

L’autre jour, je me suis rendu place du Marché d’Archiac, au départ de la marche Octobre Rose, à laquelle j’ai participé — joignant l’utile à l’agréable ; d’autant plus utile que la marche, avec ma patte folle, c’est bien le seul sport que je puisse encore pratiquer (pas trop longtemps quand même ; mon médecin me conseille aussi le vélo et la natation, mais avec mes cuisses de poulet et vite glacé dans l’eau…). Le parcours reprenait celui de la randonnée des trois clochers : devant la vieille protestante néogothique d’Archiac, on rejoignait la belle romane catholique d’Arthenac, puis la paysanne rustique de Saint-Eugène, avant de revenir place du Marché, une guirlande de sous-vêtements féminins roses pour ligne d’arrivée. Il faisait un peu frais, mais le temps était radieux, et le paysage vallonné, boisé, sillonné de vignes jaunies, parsemé de hameaux, légèrement voilé de brume, était des plus agréable.

C’est peu ou prou ce que j’ai noté pour l’article. Tant pis pour le cliché de carte postale, je n’ai pas toujours le temps de travailler mes textes. Pas pour le journal. Mais bon, ce jour-là, les événements m’ont aidé. À l’entrée du bois, on s’est retrouvé au milieu d’une chasse à courre, avec des chasseurs, tenues orange de rigueur, postés l’un ici, l’autre là. Et les chiens qui aboyaient dans tout le bois. On a un peu hésité avant d’emprunter le sentier. Mais non ! c’est bon ! dit l’un. — Vous êtes sûr ? On y est allés. En file indienne. On ne s’est pas trompés à la croisée des pistes. Le terrain de ball-trap nous a rassurés, signe qu’on sortait bientôt du bois. Les chiens n’arrêtaient pas de gueuler. Bref ! on a rejoint les murs de la petite paysanne rustique. Mais il a fallu encore traverser le terrain de chasse pour boucler la marche. Vous êtes sûr, on peut passer ? — Mais oui… a dit l’autre. Mais oui, mais non. Il avait le dos tourné. Il n’a pas vu la bête arriver. Mais comme tout le monde, il a été arrêté par le coup de feu. Sauf le chevreuil, ou son ombre, qui a filé dans un rang de vigne. Une petite meute de chiens à ses trousses. Alors, le temps de comprendre ce qui venait de se passer, ou d’essayer de savoir ce qu’on faisait là, pourquoi on avait assisté à cette scène, si on pouvait passer maintenant — on a emprunté le chemin blanc.

Bon. Voilà. Une petite marche symbolique, transformée en randonnée bucolique, dans une partie de chasse manquée — du moins pour un temps. Et ça : cette scène de chasse, le coup de feu, la bête en fuite, les chiens à ses trousses, et puis rien : ça, je n’ai pas pu m’empêcher de le noter, d’abord, dans l’article. Avant de me raviser. C’est vrai, ça aurait plomber, si on peut dire, la petite marche rose. Si je n’avais pas participé, j’aurais appelé le comité des fêtes pour l’article, et je n’aurais rien su de l’événement. Mais là, j’y étais. Et ce que je retiens, c’est ça, la scène de chasse. Rien à voir avec la marche rose, non. Mais tout avec moi, en fait. Alors oui, j’ai supprimé le passage dans l’article. On me dira que ce n’est pas très professionnel de masquer les faits comme ça. Peut-être, j’avoue. Mais quand même, je n’allais pas non plus me dévoiler comme ça ! Parce que, en fait, si j’avais pu, je serais sorti du chemin blanc. J’aurais couru derrière les chiens. Non : avec. J’aurais été le chien qui se barre.              Loin.                                       ||

23102025

En début d’année, quelques notes prises lors d’un séjour à l’hôpital. Mises au propre, développées, l’ensemble s’intitule Carnet de santé. Jour après jour, on a observé, écouté, rêvé aussi, ce qu’il se passait. C’est une sorte de journal. Mais tenu sans dates. C’est peut-être un point de départ pour un livre. Mais laissé en plan. Il faudrait intégrer les hospitalisations plus anciennes, celles des autres à qui on a rendu visite, ou dont a eu des nouvelles ? Ou les consultations médicales, les simples visites pour un certificat, une signature, les bobos guéris quelques gestes pour panser, et deux ou trois mots magiques. En attendant ce livre qui ne viendra pas, rouvrons ce carnet, et quelques images. Avec :

L’histoire de l’éditrice de livres d’art devenue ambulancière.

L’histoire de l’assistant de régulation médicale de nuit.

L’histoire de l’ambulancier disant avoir été « à l’école avec votre femme ».

L’histoire du médecin qui n’a pas l’air de croire votre récit, qui cherche toujours à en savoir plus, qui semble avoir une autre version des faits.

L’histoire du peintre d’un éléphant et d’un singe accrochés à une liane (ou l’histoire de Ziquette).

L’histoire de celui qui a prêté sa voix pour énoncer les instructions du scanner IRM.

Une histoire d’ASH.

L’histoire d’Angela, l’aide-soignante mexicaine.

L’histoire d’Hugo, l’aide-soignant magicien.

Les histoires sur les bras tatoués du binôme de nuit.

L’histoire de la petite voix, la nuit.

L’histoire de l’infirmière arrivant des Abymes.

Histoire des livres qu’on emporte à l’hôpital.

L’histoire de l’ambulancier à pied qui un jour a fait l’équivalent d’un marathon.

Une histoire de sarcophage magnétique.

L’histoire du dialogue des vieux, qu’on a laissés dans le couloir, dans leurs lits, et qui ne s’adressaient pas la parole.

L’histoire de la tête de la tour Eiffel au plafond.

L’histoire du neurologue qui rit et du neurologue qui pleure.

L’histoire de la tête à la sangle noire.

Des histoires en traversant le couloir.

Histoire d’un petit mot pour rien.

L’histoire du cariste devenu ambulancier.

L’histoire de celle, à l’arrière de l’ambulance, qui ne disait pas un mot.

26102025

Structure |

Merde ! — En ce moment, c’est un mot qui m’échappe trop souvent. Vous m’en voyez bien désolé. Mais je ne m’en excuserai pas. C’est grossier, vulgaire pour certains, impoli cela va sans dire. Mais ça va mieux en le disant. Cela dit, je veux bien essayer de réduire son usage. Alors, je me demande si l’écrire, plus souvent, plus régulièrement, en lui restituant son petit contexte très certainement insignifiant et qui n’en vaut vraiment pas la peine : je me demande si, à terme, je pourrais le dire moins souvent et, pourquoi pas, de façon imagée. Merde alors !

Nouveaux esclaves |

« J’ai peur de finir par oublier ce qu’est un être humain et d’essayer de baiser des gens sans leur consentement, ou pire encore. Cela dit, avec ce nouvel esclavagisme et tous ces nouveaux outils ou gadgets qui sont en permanence à notre disposition comme des petits toutous délirants, il y a une touche d’ironie qui manquait dans les anciennes formes d’esclavagisme. Contrairement à ce qui se passait avec l’esclavagisme plus traditionnel, où on réduisait les gens à leur corps dans le but de les annihiler au bout du compte ou de les torturer à mort et de détruire toute preuve de leur existence, le genre d’esclavagisme qui nous a tous rendus riches à millions, ces nouveaux esclaves électroniques nous enterrent vivants. Avez-vous remarqué, Dr Seligman — mais peut-être avez-vous la chance d’être trop vieux pour ce genre de modernité —, que ces nouveaux esclaves sont conçus dans le but exprès de nous pousser à rester enfermés chez nous ? Qu’ils nous privent de tout contact humain en nous apportant sur un plateau notre nourriture, nos courses et nos orgasmes, tout en noyant le peu de cervelle qu’il nous reste sous un déluge incessant d’émissions télévisées ? Qu’ils nous baisent et nous gavent jusqu’à ce que nous ne sachions même plus épeler notre propre nom ? Jusqu’à ce que nous oubliions que nous ne sommes pas les répliques de nous-mêmes que nous voyons sur l’écran ? Jusqu’à ce que les derniers lambeaux inutiles de notre personnalité se retrouvent isolés par le confort et le silence. »

(Katharina Volckmer, Jewish cock)

Koltès x f — « dans l’instant même où se révèle la situation, le monologue que chacun de ses témoins entretient avec lui-même, parce que bousculé, parce qu’étonné, parce que devant y intervenir »

L’entrée dans la chambre, l’installation du brancard sur le lit, le relais entre les ambulancières et l’équipe médicale. Ou alors, l’un ou l’une ou l’autre de passage dans la chambre, dans la semaine.

Ambulancière 1 |                     cette feuille, signe-moi ça… ma parole, elle est en train de tout lire ! non mais qui fait ça ? allez, coche-les tes cases et signe… j’ai plus de cinquante bornes pour le retour et une quinzaine en voiture avant de rentrer… faudra pas que je passe à la boulangerie… allez, il est sur le lit, signe-moi cette feuille… franchement il pouvait appeler plus tôt lui aussi… deux interventions en début de soirée et puis rien, je voyais bien le reste de la nuit tranquille, eh ben non ! on t’appelle à cinq heures et demi, une demi-heure pour y aller, autant chez lui le temps de prendre les constantes, de poser les questions, de comprendre les réponses, faudrait pas noter n’importe quoi quand même, aller aux urgences où on te demande d’attendre, comme si on avait que ça à faire, mais le café était bon pour une fois, manquait le petit croissant… mais pas le temps de finir le gobelet, c’est reparti pour trois-quarts d’heure de route, hôpital de Saintes, un pour rejoindre le service neuro, et maintenant qu’on y est faut tomber sur une procédurière… eh c’est bon maintenant, faut signer ! mais qu’est-ce qu’elle fait… elle va où avec cette foutue feuille… ?

Aide-soignant clown |                         et ça le fait marrer… ben ouais mon pote, c’est ça aussi mon boulot, une main à gauche, l’autre en haut, combien de doigts, t’es qui t’es où t’es quand et c’est qui le président, tu vois c’est guignol ici… si ça le fait marrer… pour une fois tant mieux ! le prochain verra sûrement pas ce que je fais, j’aurai peut-être même pas une réaction, à part l’œil raide pendu au plafond de zombie devançant l’appel… et ça te fait marrer… allez je te refais le coup des mains en l’air ? après c’est la partie de jambes en l’air, on verra si tu rigoles encore… ou alors tu te fout de moi…

Infirmière tatouée |                             allez… il faut se tourner… ça lui fait rien du tout la main sur le bras… je vais quand même pas pousser… allez… j’ai besoin du cathéter, faut me le sortir ce bras sous le ventre… je vais quand même pas allumer… sur la joue alors… le dos de la main sur la joue… ah, ça le fait tiquer mais c’est tout… un peu plus fort mes caresses peut-être… même pas… y a plus signe de vie… allez… j’ai des prises de sang à faire… je vais quand même pas pincer… ou alors ça te plaît mes caresses, t’en profites… bon une petite pression sur le bras sinon… ah non…

L’homme au chariot |              tu crois que je t’ai pas vu ? mais si, mais si, tu peux te reculer derrière le rideau, je t’ai vu, je te vois, juste en passant, je vois bien qu’on t’a mis là comme un chien dans une niche, un de plus — bazar de bazar, fallait que je l’oublie, j’étais déjà pas en avance, je vais être carrément en retard, tiens t’es encore là toi ! et cette roue qui va mal, si elle pouvait arrêter de tourner dans le vide ! — allez, j’y suis presque, dernier virage, dernière ligne droite ! et désolé, toi t’y es pas encore à ce que je vois, si c’est pas malheureux de faire attendre les gens comme ça, on veut les protéger, on veut de la discrétion, de l’intimité, je comprends bien, mais derrière ce vieux rideau dans quoi ? cinq mètres carrés ? six ? au milieu de rien ? une antichambre oui !

Ambulancière 2 |                     ah ben voilà… faut qu’on en reste là… pour une fois que je parlais de mes livres d’art et de paysages… c’est dommage quand même… je sais même plus comment on en est venus à parler de ça… j’ai l’impression que ça fait une éternité ce métier d’éditrice… comme dans une autre vie… et en même temps c’est comme dans l’ambulance… l’urgence et la patience… aujourd’hui je prends soin des gens… et avant je prenais soin de quoi… du monde…

La dame du lit |                       Roland ? Roland ? viens me chercher Roland ? on m’emmène, on m’emmène Roland, viens, je sais pas où on va, où on va Roland, demande, moi je peux pas, faut que j’aille aux toilettes, c’est là ? c’est là qu’on m’emporte ? mais c’est loin, c’est long, à gauche, à droite, et on monte, on monte Roland, quelqu’un a vu Roland ? on l’a emporté ? reviens, reviens Roland, on m’emporte, on monte, c’est loin les toilettes, Roland t’es loin, tes où ? on t’a emporté, quelqu’un a vu Roland ? me laisse pas, me laisse pas Roland, on me laisse, on m’a laissée là dans le couloir, devant le mur, sous le plafond, c’est pas les toilettes, Roland t’es aux toilettes ? viens, viens Roland, viens me chercher, faut que j’y aille aussi, t’es où Roland ? quelqu’un a vu Roland ? j’ai envie de pisser

L’échographiste |                                 alors il dit quoi ce cœur rien rien en haut rien en bas rien sur la pointe ah si là un petit reflux apparemment voyons ça en couleurs voilà la petite fuite le petit rejet bleu mais rien de méchant juste un petit jour de la valve mitrale ça jointe plus les deux clapets un qui remonte on dirait une langue du coup ça régurgite allez rien de bien grave juste un petit crachat à chaque coup ravalé au prochain ça doit être de naissance Je peux vous parler en même temps ? — Bien sûr… bien sûr bien sûr je vois pas trop ce qu’il y a à dire je suis pour écouter son cœur c’est tout ça se passe comment d’ailleurs avec le Doppler spectral rien j’entends même pas le reflux un petit grésillement peut-être je sais pas mais avec mes acouphènes c’est peut-être ce fichu sifflement de machine qui parasite mon ouïe et va savoir si ça relève pas de l’accident du travail à force d’avoir écouté tous ces cœurs depuis le temps tous ces sifflements, grésillements, roulements, ces bruits de souffle turbulents bon là j’entends rien tout va bien encore un examen pour rien et puis à part me demander s’il peut me parler qu’est-ce qu’il a à me dire

La passagère |                          encore à l’arrière à écouter ces sornettes — ça risque d’être long — je me bouche les oreilles avec quoi le paysage — la rocade la pluie et Nostalgie merci — et la batterie h.s. — c’est quoi ce besoin de parler

31102025

Fossés |

Je ne sais plus vraiment de quoi on a parlé. Mais je sais qu’à la fin, la séance s’est transformée en atelier de coloriage. L’estomac est apparu jaune, un jaune jaune, que je n’aime pas beaucoup, sauf quand il tend à l’orange, au roux, au cuivre ou à l’ambre. Le cœur est devenu bleu, un bleu ciel, très clair, lumineux ou translucide, un bleu issu du blanc, d’un blanc cassé par le reflet du ciel, un blanc de neige, de glace, et ce reflet vu à travers cette couche de neige ou de glace. L’intestin — mais pourquoi l’intestin ? —, c’était les zones grises, sombres du labyrinthe — Du labyrinthe ? Mais c’est pourtant direct, comme un couloir. – Peut-être, mais avec tous ses plis et replis, c’est comme un labyrinthe, à sens unique peut-être, mais un labyrinthe.

Va savoir ce qui lui a traversé la tête. Je me demande quel était l’important dans ce jeu. Que chaque organe symbolise une fonction physique et surtout psychique ? Que les couleurs leur donnaient leurs valeurs ? Ou bien il n’y avait rien là de symbolique, sinon dans l’association, dans le fait de se prêter à la séance de coloriage. Et alors quoi, je retournais en enfance ?

Échenoz x f — « en autant de blocs parallèles et exactement dans le même organigramme ou la même construction, repérer, dans un instant T et l’assemblée d’anonymes dans un lieu, mais lié à notre histoire, une suite de personnages qui, dans ce même instant, seront considérés comme fixes, immobiles dans leur élan ou leur action »

L’instant T, d’accord, mais la coupe temporelle sera ici longitudinale, la foule dispersée dans des niches temporelles différentes dans le séjour hospitalier, le carnet sans dates, à considérer comme un instant étiré.

Le masque — Y a quelqu’un ? Allongé sur un fauteuil, à l’écart du comptoir, bras en croix sur le ventre, la tête se fond dans la pénombre. On devine un visage gris aux airs de masque surpris dans sa bouche ouverte.

L’île — Un feutre bleu effaçable dans sa main gauche, elle tend son bras en haut du tableau blanc pour écrire la date en lettres parfaitement lisibles, scolaires. Son chignon noir, maintenu pas un gros chouchou rouge, un peu lâche, tremble sur le col de la blouse blanche. Elle sourit et dessine un soleil, météo du jour. Par contre il fait très froid. Un accent à découvrir une île.

La sortie — Le brancard tremble. Alors Serge, t’as oublié la sortie ? – Ben alors Serge, c’est quoi ce travail ? Derrière la vitre du poste de soins en grand désordre, seul, penché sur un écran, l’œil à demi fermé, concentré, le médecin clique. La tête baissée vers le clavier laisse deviner au sommet de ses cheveux châtains ras un début de calvitie. Il tape. Alors Serge, la sortie ?

La sangle — Quand même, derrière la vitre, ce lit qui ne bouge plus. Le buste relevé, la tête droite, aux cheveux blancs, non plus. Aucun signe de vie, sauf les yeux ouverts ? La sangle noire, descendant de la barre métallique chromée, brillante, en suspension au-dessus de la tête, à quoi sert-elle ?

Bataille — Elle entre, s’avance et se campe là, debout, les mains dans les poches de sa blouse blanche, l’air aussi aimable que ses longs cheveux d’un blond cassé retombaient sur ses épaules en bataille. L’œil cerné d’ombre sous la lumière du lit en mode veilleuse. (Un bonjour c’est en option ?)

Registres — Lui aussi avait les mains dans les poches, mais à l’arrière de son jean. Pull noir, foulard autour du cou par lequel la tête ronde et rase, l’œil bridé et vif, semblait détachée du corps, il jouait un air aussi décontracté qu’affecté. Un effet dû à des sauts des registres de langue, du ouais quotidien, familier, au spécifique web carotidien.

Figures — C’était d’abord une ombre de passage entrée par la lueur du couloir. Et puis une silhouette élancée, les bras couverts de signes. Le profil dégagé, surmonté d’un faisceau de tresses tordues, se soutenait d’une coupe d’autres signes. Une main tendue pour un fil de rien déployait sur cuir pâle des figures de rêve éveillé.

L’accent — Un plateau entre les mains, elle apporte le déjeuner. Visage ovale, menton en pointe légère. Une petite bosse sur le nez. Des yeux fins. D’un noir intense, comme les cheveux lisses noués dans un chignon de fortune avec une baguette. La nuque dégage un teint halé. Son masque bleu un accent où je n’existe que sous une autre forme.

04112025

Correspondances |

Voilà. J’arrive, je sors mon stylo pour quelques notes, en quatre couleurs, me faufilant entre l’information et la communication, je vise quelques détails pour une anecdote possible, j’entrevois — mal — un point d’accès à l’écriture et tire. Voilà. La photo est faite. Le réel est mort.

(Tombstone. C’est le titre du western vu hier soir sur Arte.)

Faire de son mieux |

Avec Laura Vazquez (et une extension de transcription du navigateur).

« Quand on vous demande un conseil, pour une jeune personne qui voudrait se lancer dans l’écriture, vous répondez : D’abord je l’inviterai à lire jusqu’à avoir envie d’écrire. Ensuite je lui conseillerai de ne pas juger ses propres textes. Il s’agit de soigner sa relation avec le texte. J’ai mis beaucoup de temps à dépasser ce blocage. J’écrivais avec une sorte de souffrance, de frustration. Puis j’ai changé et mon écriture a pris une autre tournure. Pourriez-vous développer cette

1:25:24 — idée, ce qui vous a permis de dépasser ces blocages ?

– c’est une crise existentielle j’étais très très mal j’étais en Suisse à ce moment-là d’ailleurs je faisais une résidence à la Fondation Michalski j’avais 3 mois de résidence je me suis dit je vais arriver là-bas je vais écrire un roman ce sera mon premier roman et j’étais devant mon document Word vide                              et je savais pas je savais pas je j’avais quelques idées quelques scènes quelques images mais je savais pas et j’étais complètement perdue et tout ce que j’écrivais me semblait

1:25:59 — terriblement mauvais terriblement faux euh dans un état vraiment de de frustration de peur de colère c’était un mélange un jour je me suis dit je vais arrêter voilà j’arrête simplement j’arrête c’est je je ne sais pas faire ça peut-être que Dostoïevski savait pas non plus par exemple quand il a écrit les Frères Karamazov ce qu’il savait ces envolées là peut-être qu’il le savait pas donc je me suis dit voilà je sais pas je vais juste écrire tous les jours maintenant ça suffit j’écris tous les jours tous les matins de telle heure à telle heure je coupe la distraction je

1:26:39 — coupe tout je me mets devant mon document Word et je prends ce qui vient et je vais le faire tous les jours et ma satisfaction viendra de là et pas du texte ma satisfaction viendra d’avoir fait de mon mieux chaque jour le texte est mauvais c’est pas grave j’ai fait de mon mieux le texte me semble bancal je sais pas où il va c’est pas grave aujourd’hui j’ai fait de mon mieux le texte est génial merveilleux waouh c’est pas grave j’ai fait de mon mieux parce qu’on peut y croire quand on se dit c’est merveilleux puis après derrière c’est très difficile je vais pas faire autre chose je vais écrire modestement

1:27:13 — si je puis dire ça m’a sauvé à un moment ça fait quoi d’être frustré envers ce qui compte le plus dans la vie on devient quelqu’un d’invivable on fait du mal autour de soi on est une personne dure on juge enfin ça a entraîné vraiment beaucoup de désagréments dans ma vie de destruction faire de son mieux chaque jour a complètement euh sauver mon écriture parce que j’étais en train de la détruire tout simplement j’étais en train d’essayer de la contrôler de la tirer dans tous les sens de lui faire du mal parce que bien sûr quand on écrit c’est comme quand on

1:27:50 — fait du sport on peut se blesser on peut se blesser en écrivant si on tire trop sur tel mouvement si on court trop longtemps ou trop fort ou je me blessais tous les jours je me critiquais je j’insultais mes propres textes et moi-même enfin c’était terrible et puis j’avais une vision du monde et des choses toutes petites toutes réduites à travers ça si l’écriture avait une place secondaire dans ma vie je pense que j’aurais pu continuer longtemps comme ça et peut-être là déformer mon écriture jusqu’à ce qu’elle donne un livre et sans doute un très petit livre

1:28:27 — d’ailleurs mais là l’écriture avait une telle place totale complète dans ma vie c’était si important pour moi c’était tellement tout que forcément forcément ça pouvait pas durer forcément forcément il fallait passer par cette cette cette crise-là existentielle et tout recommencer [Musique] 

(Seconde partie de Laura Vazquez | Bookmakers – ARTE Radio Podcasts, sur YouTube.)

Mauvignier x f — «     pourquoi comme instance d’un glissement, d’un transfert au sens fort, chaque pourquoi autorise le personnage de ce moment précis du récit (qui associe, pour cette phrase unique depuis un fait divers si banal, la victime y compris post-mortem, un des vigiles, ou un inspecteur de police, ou le procureur) à faire entrer dans le récit ce que lui seul peut percevoir, ou du moins autorise l’auteur à ouvrir sa phrase à ce que le personnage seul interroge                               qu’on ne raconte pas l’histoire qui commence lentement à s’ébrouer sous nos trois premières propositions successives, mais qu’on lui ouvre un nouveau cercle concentrique, avec des énonciateurs démultipliés, juxtaposés ou additionnés, qui chacun va déployer ses propres pourquoi »

(Oui. Pourquoi y a-t-il eu ce matin, dans le jardin, un renard ? pourquoi courait-il ? pourquoi a-t-il traversé la haie du voisin ? mais pourquoi est-il revenu dans le jardin ? pourquoi s’est-il jeté dans la clôture comme dans un filet ? pourquoi n’a-t-il pas retrouvé le trou par où il est sans doute entré ? pourquoi courait-il sans cesse ? pourquoi en longeant la clôture a-t-il pris à gauche ? pourquoi s’enfuir au milieu des maisons ? pourquoi n’a-t-il pas pris à droite vers les champs ?)

05112025

Vénération et cœur brisé |

Il y a comme ça, dans ce monologue enlevé par ses grands écarts de langage et d’images (si l’on peut dire, la narratrice se trouvant sur la table de travail de son gynéco), des réflexions pas loin d’énoncer une vérité.

« nous ne faisons autant de preuve de passion que lorsque nous vénérons des choses qui n’existent pas, comme la race, ou l’argent, ou Dieu, ou, tout simplement, nos pères »

« chacun d’entre nous porte sous sa peau le cœur brisé des autres, jusqu’au jour où celui-ci finit par tout bloquer, par empêcher notre propre sang de continuer à circuler, et alors tout explose dans un ultime moment de désespoir »

(Katharina Volckmer, Jewish cock)

Marcel |

en ce moment je monologue avec le bot chat noir pour savoir grosso modo comment se porte le Petit Marcel mais comme le chat me répond toujours trop doctement structuralement je ne l’écoute que d’une oreille à demi et je me réponds finalement à moi-même Mais, le fond de la chose, c’est la forme du monologue : pas de ponctuation, pas de majuscule dans ce monologue en dialogue de sourds, disons, sauf quand le sujet l’exige, qui relève de la parole, de l’écriture, ou du sentiment de la langue. De là, on imagine comment, dans un flux de langage, j’allais dire de communication, le plus courant qui soit, la seule apparition de signes de ponctuation, d’éléments de typographie, en ordre dispersé ou en rang serré — et de là des propositions, de phrases (voire des paragraphes, dans le bloc même) —, et leur disparition, viendrait donner à voir, et à entendre dans un rythme de lecture polyphonique, disons, mille et une nuances de sens, d’impressions, de joie (on n’ose dire : jouissance) dans la langue ? et de rabat-joie quand le flux communicationnel reprend son cours son état informatique gazeux voire plasmatique au sein du parlerpourneriendire

(Je marche sur les plates-bandes de qui ? — Demande à ton bot chat.)

Végétation |

« Tout commence méticuleusement, par des rangements, des scrupules qu’on examine d’infiniment près, parfois jusqu’à la stérilité rituelle. Au début, c’est au crayon : quatre pauvres pages et tout est déjà là. Le flot gonfle. Vient une ivresse, une auto-sécrétion : on entend dans la tête mille langages sous les langues. Je procède par prolifération, écartement, parenthèses, apparition d’une chose sous l’autre, insert, lapsus perpétuel, relectures qui rebondissent. Chaque mot ouvre une scène et s’écartèle en espace. Le livre pousse comme une végétation. Il y a des séquences refaites cinquante fois — et il y a des blocs, laissés tels quels, d’un trait, dans la violence de l’apparition. »

(Valère Novarina, Devant la parole)

06112025

Forces affrontées, ruines |

Je poursuis ma récolte de ce que la végétation de Novarina produit dans l’art d’écrire :

« Quelque chose joue ; quelque chose écrit. Je me reconnais assez peu dans l’image aujourd’hui de l’écrivain émetteur d’opinion, ou être sensible ressentant des impressions qu’il serait bon de transmettre à autrui. Je me vois plutôt comme un qui se place au croisement contradictoire des forces. Mais qui, par lui-même, n’éprouve rien, ne pense pas. Profondément sans opinion. Un praticien du vide. Un désagisseur. Comme l’acteur. N’être plus un homme qui entend des voix et la matière du langage lui parler. La force est à l’extérieur. Rien n’est plus juste que cette phrase de l’haltérophile Rigoulot : “La barre dit non, et un instant elle dit oui.” »

« Lorsqu’on n’entend plus la phonétique, lorsque toutes les philologies s’emmêlent, lorsqu’on ne comprend plus sa langue, il faut aller marcher dans les éboulis, examiner de près les failles géologiques et les blocs suspendus. »

(De là, je repense à Barthes ne voulant pas séparer, dans ses Mythologies — entre textes traitant de l’actualité en tous genres et théorie détaillant ce qui la, les, traverse afin de « ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché » —, l’objectivité du savant de la subjectivité de l’écrivain : « je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité. »)

Pourquoi on l’avait laissé entrer si c’était pour la faire ressortir quelques minutes plus tard, le temps d’aller vérifier un règlement intérieur qui n’avait plus lieu d’être puisque, une fois dans la chambre, elle ne se trouvait pas devant un légume incapable de la reconnaître, de la voir, de lui parler. Pourquoi l’avoir laissé ressortir, seule, dans le hall où circulent une personne en fauteuil roulant, des mains en aide pour aider à se relever, ou une autre marchant avec des jambes raides, lourdes, les pieds glissant sur le sol, un bras pour se guider ? Pourquoi avoir pleuré en sortant, alors qu’il venait de lui raconter une de ses habituelles idioties qui la font rire, avec cette voix déformée de personnage imaginaire ?

Pourquoi elle est venue en France ?

Pourquoi fallait-il que ce soit la nuit ? Pourquoi la journée, rien ? Pourquoi la nuit ? Pourquoi faut-il que ce soit à ce moment-là, quand le sommeil à lui seul ne vient pas facilement ? pourquoi faut-il que la douleur soit de la partie ? et pourquoi si faible mais constante ? pourquoi si lancinante, obsédante ? déjà les dernières fois, c’était la nuit aussi, mais pourquoi ? pourquoi elle lui en veut comme ça la nuit ? pourquoi à coups de petits supplices ? de petites décharges, de petites douleurs, faibles mais insistantes, montant en puissance, et pourquoi ils retombent au moment il pense appeler ? pourquoi, sinon pour laisser cogiter dans le vide, hésiter, espérer, atermoyer, tergiverser, tourner et virer ?

Il ne sait pas pourquoi il lui parle de ME. Pour le rassurer, sûrement. Mais s’il a fini par se souvenir d’elle, avec son nom, pourquoi ne lui a-t-il pas révélé ? Pourquoi ne pas lui avoir dit Ah mais… on était à l’école ensemble je crois… au collège… mais si… moi c’est… Pourquoi ne lui a-t-il pas demandé son nom, son prénom ? Il aurait su si ME se souvenait de lui. Ce qu’elle en pensait à l’époque. Peut-être aurait-elle raconté une anecdote de plus du temps où il ne la connaissait pas ? Pourquoi ne l’a-t-il pas connue plus tôt ? Si ça se trouve, ils se seraient détestés. Elle aurait préféré l’autre.

Pourquoi elle n’est pas retournée au Mexique ?

Il me calculait pas, pourquoi ? quand on doit tenir l’accueil d’un hôpital, des urgences a fortiori, on fait attention aux personnes qui souffrent, non ? même si ça se voit pas à première vue, pourquoi il lui parlait à elle ? il la connaissait, d’accord, et alors ? j’étais assis devant lui, et pas un regard, c’était son écran et elle, moi rien, tout ce qui me concernait, c’était elle, ma parole, il faisait beau !

Il n’était pas en train de le fâcher, mais il lui faisait bien la leçon. Il en a eu honte. Mais pourquoi ? Si chacun est un être sensible, tout le monde n’est pas en mesure de nommer précisément ses sensations, ses émotions, ses impressions et de les communiquer objectivement. D’autant plus dans une situation de fatigue et d’inquiétude que le médecin, soucieux d’exactitude et d’élargir le champ des possibles du mal dont souffre ses patients afin d’établir un diagnostic évident, oubliait ou négligeait.

Pourquoi est-elle devenue ambulancière ? Elle a dirigé une petite maison d’édition et ça n’a pas fonctionné. Mais comment choisit-on, après, les ambulances ?

Pourquoi elle semble si forte ?

quand même, toutes ces personnes affairées, comme ça, chacun faisant ce qu’il a à faire, le faisant bien, le faisant vite, pourquoi ? autant de monde dans une chambre, occupé, concentré, c’est pas normal, il y avait vraiment urgence ? pourquoi ? il savait bien, lui, que non, il y avait pas urgence, il l’avait dit que ça allait mieux, à l’ambulancier, qu’il verrait ça avec son médecin, mais on lui a dit Non, et le voilà loin de chez lui, dans une chambre close, avec ces inconnus

Et pourquoi ça t’a semblé violent cette scène de torture ? Tu l’avais pourtant déjà vue, ça t’avait rien fait de spécial ? — Je sais pas… je prends ça plutôt pour des passages du genre horreur, au second degré, quand le réalisateur se fait un malin plaisir à faire la peau aux mafieux entre eux, mais là… le second degré, je l’avais plus… et puis quand t’es à l’hôpital… — Mais t’étais pas vraiment dans le film en fait. Je vois bien, depuis quelques temps, comment tu te mets devant la télé, le soir, une demi-heure, et basta, tu files à ton bureau. Faut vraiment que le film soit accrocheur pour que tu restes. — C’est vrai. Surtout si je l’ai déjà vu. Et qu’il soit pas trop long. Là, le Casino, c’était vraiment trop long pour que je sorte pas le carnet et la machine, comme à la maison.

Pourquoi ne détache-t-elle pas ses cheveux plus souvent ?

Merci, c’était fait. Mais pourquoi insistais-tu pour que ton petit papier soit publié ? C’était vraiment pour qu’on apprenne la façon dont la conférence sur les moyens de bien vieillir, dans une salle des fêtes de village, avait été menée avec énergie par l’animateur, entre numéro d’acteur et art du conteur, qui ne cessait d’affirmer, et la formule t’es restée : « Vieillir c’est une chance ! », alors que tu sais très bien que les lecteurs se conteraient sur les doigts de la main ? Allez, les deux mains si tu veux. Ou, plus prosaïquement, il fallait que quelqu’un le lise, parce que c’était écrit ? (Mais personne ne l’a lu, l’article n’a pas été publié. Pourquoi ? A-t-il, alors, été écrit ?)

Pourquoi elle est si agitée ? L’autre, à côté, ne bouge pas, ne dit rien. Elle, semble divaguer. Elle se défend ? Elle sent que quelque chose arrive ? Elle sent qu’il se passe quelque chose ? Elle se débat ? Elle donne des coups de pieds du fond du lit ? Elle appelle à l’aide Roland ? Elle appelle à l’aide son corps ? Elle a peur ?

mais pourquoi j’ai paniqué, ça c’est une autre histoire, franchement j’en sais rien, j’en avais pourtant passé des examens de ce genre, mais cette fois, je crois vraiment que la tête coincée et l’espèce de grille sur la figure, c’était trop, ça me fait penser quand j’étais à l’armée, chez les pompiers, j’étais chef d’équipe sur véhicule incendie, une fois on est parti en manœuvre, sur le plateau d’entraînement, le sergent a mis le feu à un avion, on est arrivé avec le camion, les gars sont descendus, on sorti les tuyaux, pendant que je pilotais le canon à eau sur le camion, en deux trois minutes, on avait tout vidé, l’avion semblait couvert de neige, ça c’était la première phase, assez drôle, la seconde l’était moins, le sergent nous a fait mettre les casques sur la tête, les bouteilles à oxygène sur le dos, les embouts dans la bouche, et on est entrés dans un tunnel tout noir, je suis à peine entré j’ai senti la grosse main du sergent me tirer vers l’arrière, direction la sortie, il a vite compris que j’arrivais pas à sortir le casque, j’arrivais pas à respirer, j’essayais de sortir le casque, dans le noir j’y arrivais pas, je tirais dessus, je respirais plus alors je tirais dessus, en gueulant peut-être, alors que j’avais juste à rouvrir le robinet de la bouteille qu’on avait fermé, mais la tête coincée dans ce casque, la bouche pleine de l’embout par où l’oxygène n'arrivait pas, je ne savais plus, je me suis débattu, en vain

Pourquoi la couleur de ses yeux lui échappe ?

pourquoi ces coups ? pourquoi ces coups dans le mur ? pourquoi ces coups dans la nouvelle chambre ? pourquoi au début de la nuit ? pourquoi encore la nuit ? pourquoi ça revenait ? pourquoi elle est entrée ? pourquoi j’ai pas entendu la porte ? pourquoi elle a fui ? pourquoi vouloir la voir ? pourquoi elle se laisse pas surprendre ? pourquoi elle me surprend ? pourquoi juste quand la porte se referme ? pourquoi ces coups ?

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire derrière ? Regarder le paysage défiler ? Elle voyait quoi ? Elle était sur son téléphone ? Elle écoutait de la musique, des écouteurs dans les oreilles ? Elle regardait des vidéos ? C’était quoi ? Sur les réseaux ? Une série ? La suite d’un film ? Les coups d’œil par la fenêtre, elle voyait quoi ? Elle entendait ce qu’on racontait ? Ça lui faisait penser à quelque chose ? Elle s’en fichait, elle laissait penser et passer et retournait sur son téléphone ? Elle a monté le son ? Elle voyait quoi ? Elle lisait ? Un ebook, des textos ? Elle en a envoyé ? Elle a répondu ? Elle a reçu des images ? Son regard s’est arrêté sur quoi en relevant la tête ? Elle voyait quoi dehors ? Pourquoi elle a pas dit un mot ?

Pourquoi elle a enlevé son masque ?

07112025

L’autre jour, en balade sur les bords de la rivière, j’ai entendu en provenance du ciel des espèces de trompettes et de clarinettes au timbre plus ou moins enroué. Je l’avais déjà entendu devant mon écran, sans rien apercevoir par la fenêtre. Là, j’ai vu. Deux V de grues cendrées. Pas très hauts, juste un peu au-dessus des cimes des arbres. Je les ai regardés arriver, passer. Et c’était moins pour une photo qui, à retardement, ne donne en fait presque rien à voir.

La cata |

Avec Laura Vazquez (et l’extension de transcription du navigateur), ce qu’il vaudrait mieux éviter. — Ce que ce journal d’écriture, en tant que tel, ne peut pas éviter.

« C’est quoi le pire pour un texte ? – un texte qui cherche à se montrer auprès du lecteur ou de la lectrice va lui dire Regarde-moi ? M’as-tu vu ? Est-ce que tu as compris que je suis comme ça ? Est-ce que tu as compris que je veux dire ça ? C’est bon ? Je te l’explique encore un peu ? un texte qui fait ça c’est

57:04 — vraiment c’est catastrophique quoi c’est – Vous appelez ça, la langue qui fait sa belle. – oui voilà la langue qui fait sa belle oui ça peut être la langue qui fait sa laide aussi le texte complètement opaque avec pas de prise on a rien à quoi s’accrocher dans ce texte là il est complètement lointain la syntaxe est beaucoup trop brisée tout est trop loin du sens tout est sans harmonie jamais et cette destruction cette création d’une nouvelle langue dans la langue bah parfois ça peut être quelque chose de dangereux parce que ça

57:38 — touche plus du tout ça touche plus personne on laisse le texte s’éloigner s’éloigner du monde s’éloigner des autres ça c’est vraiment une forme d’égoïsme aussi ça vient pas de la langue ça vient de l’auteur hein derrière ça c’est vraiment typique

Dazaï x f — « Nécessité de confronter plusieurs énonciations distinctes d’un même paysage par des locuteurs différents : c’est ce qui va faire naître l’histoire depuis ce basculement hors de nous. »

(Ça se corse. Le paysage à proprement parler, dans la chambre d’hôpital principale d’où on ne bouge pas, n’existe pas. Pas de fenêtre sur l’extérieur. Juste une baie vitrée sur le couloir, avec stores vénitiens. Ou alors, la chambre même fait office de paysages. Il va falloir s’ouvrir à des vues plus passagères. Celle de la seconde chambre avant la sortie, avec vue par la fenêtre sur d’autres fenêtres, d’autres chambres. Ou la vue sur le parking par la vitre au bout du couloir. Ou alors de faux paysages, comme la pointe de la tour Eiffel dans le ciel, sur le plafond de la salle de scanner. Ou cette fresque de singe et d’éléphant, chacun accroché à une liane, dans une salle d’examen des urgences. Mais va trouver les personnages. En tout cas, il ne se trouvent pas forcément dans les notes du Carnet de santé. Pas encore. Quelle vue en regroupe le plus ?)

09112025

|| Je n’ai peut-être pas si mal visé avec la question du Mur. Dans La Semaine perpétuelle de Laura Vazquez, on lit :

« Maintenant Salim, réfléchis, si on ne lave pas les murs, devine ce qui se passe. C’est grave. Il faut s’occuper des choses, autrement, elles s’écroulent. »

Après, j’avoue que je m’occupe moins de mon mur qu’avant. ||

Pourquoi on vient pas enlever cette tache ? Pourquoi on nettoie pas cette vitre, à la fin ? C’est pas que la vue soit exceptionnelle, ça c’est sûr. La route, le parking, les voitures, une autre aile de l’hôpital... on a connu mieux. Et à vrai dire, beaucoup s’en fichent, personne jette un œil là. Le paysage, il existe pas. La vitre, c’est jamais qu’un trou dans le mur pour un peu de lumière. C’est ça, un puits de lumière. Et qui regarde ça, les puits de lumière ? Qu’est-ce qu’on y voit d’abord ? Rien. Pas besoin de regarder, suffit d’y penser pour voir ce que c’est : un bout de ciel, découpé entre les murs, les toits, pour les curieux du vide en forme de trapèze. Mais quand même, un trou, vitré, ça peut se nettoyer. Moi, ça me gêne ces espèces de coulures. C’est tout flou dehors, translucide. La lumière, vous me direz, c’est pas un problème, ça passe. Mais la vitre, c’est quand même de la matière ! Ça sépare du vide mais on est pas censé voir la séparation, juste le vide. Juste le trou découpé. Alors ces traces de coulures, moi ça me gêne. Et d’abord comment c’est venu ça ? La vitre était bien transparente au départ, j’imagine qu’on la voyait pas, juste le cadre, les joints. Alors comment elles sont apparues ces traces ? Le soleil, la pluie, le vent, le gel ? Moi, j’ai plutôt l’impression que quelqu’un a fait ça. Comme si quelqu’un avait laissé des traces en frottant. Et peut-être bien en nettoyant. Quelqu’un a voulu nettoyer et le torchon était sale, gras. Ou le produit, c’était pas le bon. Ou périmé. Mais évidemment, elle est nettoyée la vitre. Ça se voit si tu t’approches. Côté intérieur, y a pas une trace. Les traces, les coulures, c’est de l’autre côté. C’est dehors. Et là, au dernier étage, t’y viens pas souvent la nettoyer la vitre. Eh ben on devrait ! Parce que le temps, lui, c’est tous les jours. C’est tous les jours qu’il laisse sa trace. Et chaque jour un peu plus. Alors pourquoi pas nous ? Parce que si ça se trouve, un jour, à laisser faire le temps, surtout en ces heures de dérèglement accéléré, un jour c’est la lumière qui passera même plus. Et peut-être bien du jour au lendemain. Mais j’imagine qu’on changera alors de vitre. Peut-être. On aura un trou tout neuf. Mais je suis sûr qu’on verra pas mieux pour autant le paysage. Tu paries que ce sera même encore plus bétonné ? Et que si ça se trouve on verra même pas le bout du puits de jour ?
Ah ben voilà qu’o mouille Roland ! Elle venait de voir les gouttes d’eau s’accumuler peu à peu sur la vitre. Et en les voyant, elle venait de faire attention à la vitre au bout du couloir. Et derrière la vitre, vers laquelle elle s’avançait à petits pas glissés, la main contre le mur, à la route, au parking, aux voitures. Au long bâtiment gris effacé, un autre plus haut derrière, à gauche, son toit gris, la grande antenne. À la grande zone de flou, aux traînées que font les gouttes de pluie. Au château d’eau qu’elle soupçonnait au-dessus de la ligne d’horizon. Le ciel gris et une partie plus claire, presque brillante. Quelqu’un a vu Roland ? Les gouttes de pluie qui en s’accumulant disloquaient ce qui restait encore perceptible, de part et d’autre de la grande zone de flou. Il n’y avait plus qu’un bruit de moteur étouffé et le mouvement d’une masse de taches rouges noyée d’éclats lumineux sans cesse déformés pour reconstituer un semblant de perspective. Ah ben te voilà Roland. Il serait temps que t’arrive. O mouille.
Quand le service des repas commence, en poussant le chariot, les plateaux tremblent, les couverts tremblent, les carafes tremblent, les roues grincent. La fenêtre au bout du couloir ne forme qu’un rectangle blanc, relevé à sa base par une ligne noire. Plateau-repas après plateau-repas servi dans les chambres, le rectangle s’agrandit et la ligne noire s’élève, s’épaissit, s’éclaircit. À la fin du service, après être repassé pour récupérer les plateaux-repas vides, le rectangle prend tout l’espace. Quand il sort de la dernière chambre, laissée ouverte, la télé trop fort sur l’attaque au couteau, faisant deux morts, il prend un biscuit ensaché qu’on n’a laissé, le sort de son film plastique, et se cale contre la vitre, l’épaule et le front. Il observe en mangeant le biscuit ce qu’on ne voit pas de face, dans le coin, dégagé de la zone floue. La route, le rond-point, des voitures. Des gens qui marchent sur le parking. Des collègues inconnus qui fument devant un hall d’entrée. Un bout de ciel bleu. L’opération militaire Mur de Fer qui a provoqué des tirs nourris et des explosions. Les bouchées croustillent, c’est pâteux. Dehors, une silhouette, en sortant de la voiture, agite la main.
Quand le docteur vient se poster là, devant cette fenêtre de bout de couloir, il se demande si la vue ne donne pas mieux à voir que tous les autres clichés médicaux, le mal dont souffre les patients. Le monde, dehors. Le monde gris avec toutes ces lignes, ces angles. Des angles partout. Des coins béton, des coins asphalte, des coins ferraille. Le monde saillant, pointu. Même les lignes, même la route droite. Les bordures des trottoirs, les plaques d’égouts. Même les revêtements plats et lisses en apparence, ils sont troués, ils sont fendus, des crevasses partout. Il suffit de regarder de près. Il faudrait passer le monde dans les appareils. D’ailleurs c’est fait. Tout est passé dedans, tout a été examiné, analysé. On a des clichés de tout. Tout est transparent. Même la transparence de la vitre et on voit bien, sous nos appareils, comment c’est anguleux, cabossé et foncièrement opaque. Et lent. C’est lent la lumière. Le simple fait qu’elle se déplace, d’un point A à un point B, et qu’elle ait une vitesse. C’est lent. Le simple fait qu’elle ne passe pas partout. Avec le temps, la vitre se salit, elle n’est plus transparente, elle devient floue, de moins en moins translucide. À terme, bientôt, ça arrivera plus vite qu’on pense, la lumière ne passera plus. Elle sera arrivée trop tard. Trop lente. Et le voilà le mal des patients, la voilà cette mémoire qui flanche, et les réflexes qui s’effacent et tout devient lame. Comme cette tache sur la vitre efface le monde gris en saillies dehors. Cette tache fantôme.

12112025

Correspondances | instruction

Je lis La Guerre des mots de Barbara Cassin, et je trouve cette critique que formule Sherlock Holmes au Dr Watson :

« Votre habitude fatale de tout considérer sous l’angle d’une histoire plutôt que comme un exercice scientifique a ruiné ce qui aurait pu être une série de démonstrations instructives. »

Cette critique vaut pour le correspondant de presse. Si l’événement dont il veut rendre compte se prête à une petite histoire, il y a peut-être, et surtout, un fait à rapporter comme une preuve essentielle. Le récit de la recherche, de la découverte de ce fait, constitue-t-il la seule histoire possible ?

Lachgar x f — « Et donc 3,5 ou 7 débuts de promenade, entre “je” et personnage ?                                                  cette légèreté qui se revendique du rêve, parce qu’aucune justification nécessaire à la situation de départ                        comme si un bref appel d’air pouvait même souffler l’intercesseur, celle ou celui qui raconte ».

Avec ces rêves possibles :               l’ambulance-bibliothèque                                la main d’Angela                                 le fantôme du couloir                  le scanner russe                         la chambre de la Grande-Terre              le docteur de la jungle

Escapade vazquaise | essai

Je

cuisine

je·cuisine

et·dans·ma·cuisine

dans·ma·cuisine·par·la·fenêtre

dans· la Cuisine ·je·regarde·la·fenêtre·je·regarde·dehors

il·y·a·un·ami·un·ami· pas proche ·un·ami· comme ça

il·est·là

il·y·a·une·présence·amicale·et·elle·parle

elle·est·là·et· elle parle

dans· la Cuisine ·on·parle·et·par·la·fenêtre·dehors·c’est·la·nuit

on parle ·c’est·la·nuit·et·on·voit·par·la fenêtre· la nuit

on·voit·le·ciel·étoilé

le·ciel·de·plus·en·plus· Étoilé

la·vue·de·plus·en·plus· Large ·comme·si

comme si ·à·regarder·par·la fenêtre la nuit·on·était·passé·par· La fenêtre                      ·            à·travers    ·                  dehors

on·est·dehors·ensemble·dans· Le jardin

on·est·dehors·on·regarde·le·ciel·les·étoiles·dans· Le jardin

on·ne·parle·plus· je crois

je·n’entend·plus·l’ami·la·présence·amicale

elle·est·là

là·dans· Le jardin

là·sous·le·ciel·les·étoiles·on·regarde

on observe ·les·étoiles·on·les·voit·briller·de·plus·en·plus· brillantes

comme·si·à·regarder·le·ciel·on·s’approchait·des·étoiles

comme·si·elles· brillaient ·plus·fort

à·les·regarder· briller

et·des·lignes·apparaissent·entre·plusieurs·étoiles

et·une·figure·apparaît·une·figure·géométrique·se·forme·un·volume·quelconque·un·polyèdre·rose

entre·les·étoiles· brillantes ·des·lignes·une·figure·un·volume·

et·les·étoiles·se·déplacent·les·lignes·bougent·la·figure·roule·le·volume·se·transforme·métamorphose·polyédrique

on·a·le·tournis

de·plus·en·plus·                       vite

on·a·le·tournis·et·la·chose·étoilée·roule·dans·le·ciel                 vite

et· Tombe ·sur·l’horizon·rosé·orangé· Tombe ·en·explosant· en·fumant

Tombe·                       vite ·à·grand·fracas·sur·la·ligne·d’horizon·le·ciel·rosé·orangé· ·fumant· Tombe

une·fois

deux·fois· Tombe

trois

                        Vite

le·ciel·des·choses·étoilées·gronde·et·le·grondement·roule·et·le·roulement·tonne·et·le·ton·monte

à terre·entend-on·                vite

à·terre·on·se·couche·on·reste·à·bien·plat·sur·le·sol· à couvert ·avec·l’autre·amical

bien·à·plat·sur·l’herbe·bientôt·sous·l’herbe·qui·pousse

bien· à couvert ·au·niveau·de·l’herbe·qui·scintille·comme·des·vers·luisants

l’herbe·qu’on·regarde· scintiller · briller ·avec·ces·petites·fleurs·des·champs· illuminées

ces·fleurs·ces·clochettes·comme·de·petites·lumières·multicolores

un·tapis·de·fleurs·qui· s’illumine ·pas·trop·fort·pas·plus·que·les·vers·luisants

quand·l’une· s’allume ·et·puis·les·autres·autour·d’elle·et·les·autres·autour·de·chacune

les·fleurs· s’allument ·et· s’illuminent ·comme·un·vol·d’étourneaux               vite

comme·un·champ·de·vers·luisants·en·jaune·en·vert·en·bleu·en·blanc·en·arc·électrique·d’une·fleur·aux·autres

il·y·a·la·chose·la·masse·étoilée·qui·enflamme·le·ciel·sur·l’horizon·et·il·y·a·ce·parterre·d’herbe·et·de·fleurs·qui·retient·la·nuit·et·la·lumière

et·on·est·là·on·est·là·nous·sur·le·sol·dans·l’herbe·de·plus·en·plus·petits

on·est·là·nous· à couvert ·dans·la·nuit·sous·le·voile·électrique·floral·qui· s’illumine

qui· se répand ·monte

qui· s’intensifie ·ici

s’éteint·là

Tombe

Novlangue |

Avec La Guerre des mots de Barbara Cassin, analysant les procédés de Trump et Poutine :

« Sur le fond, il s’agit toujours de grandeur nationale et de patriotisme. Sur la forme, il faut des répétitions stratégiques de formules et de slogans, prises dans un langage émotionnel qui joue sur la peur, la colère, l’agressivité d’une part, l’autosatisfaction de l’autre. »

14112025

(Le texte vazquais reste inachevé. Je suis régulièrement allé à la ligne pour une question pratique de relecture, mais j’aurais voulu constituer deux ou trois blocs paragraphes. Je n’avais, certes, qu’à remonter à la ligne du haut. Mais j’ai pensé qu’en plus des points qui égrènent les mots, les propositions, les phrases, comme un chapelet, je pouvais essayer de jouer de la coupe, ici ou là, avec des tirets longs ou des barres verticales. Ou quelques autres espacements plus ou moins étendus. Et user de la majuscule pour d’autres mots. Le tout aurait accentué l’étrange du rêve. Mais j’étais si fatigué… je n’ai pas pu retoucher le texte. Je suis allé me coucher. — Aujourd’hui, c’était la journée de travail dans la structure. Et maintenant, l’entreprise de relecture me semble vaine, je ne suis plus dans le texte. Mais, c’est pas grave j’ai fait de mon mieux.)

1. Fenêtre de bout du couloir. En fauteuil roulant. Des pas derrière. La main d’Angela. Les portes des chambres. Des silhouettes. Des lumières. Des gestes. Des bruits et des voix. Ici un atelier. La pluie. La foule. Une vieille chanson. Un moteur. Là une cuisine. Une craie sur un tableau. Un hall de gare. Une sonnette de vélo. Cris de joie. Ballons. Plateau-repas. Le vent dans les feuilles. Des véhicules. Une porte qui claque. Une langue étrangère. Un chien au loin. Un chien à la fenêtre.

2. Je suis allongé sur le lit dans la chambre, éclairée seulement par la télévision proche du plafond, une mire qui semble en suspension. Le lit se et à bouger, les cloisons de la chambre tombe, le lit circule dans le couloir. Le petit couloir menant à la sortie du service juste à côté de ma chambre. Mais la traversée est lente. Ou répétitive. Le lit ne cesse de passer devant la chambre. Et depuis le lit, allongé, je vois qu’elle se trouve dans la pénombre. J’aperçois une silhouette. Quelqu’un, redressé dans son lit, qui semble me regarder passer et repasser. Jusqu’à ce qu’on me prenne par la main. Je reconnais l’accent d’Angela. La porte s’ouvre. Le lit disparaît. Et nous marchons dans un long couloir, main dans la main. Je ne la vois pas, mais je sens sa main dans la mienne. Et je l’entends. Je ne sais pas ce que dit Angela, mais j’entends, je comprends son accent étranger. Nous marchons main dans la main, dans le long couloir éclairé par une lumière qui vibre ou vacille à chaque mot qu’elle prononce, et qui dérive sous les modulations de son accent. Je ne sais pas quels mots, je ne les entends pas, mais je peux les percevoir dans ce couloir dont l’espèce de timbre lumineux semble dilater l’espace.

3. La fenêtre au bout du couloir. Des portes alignées. Des portes fermées. Des lits en filigrane. Des corps allongés. Toujours un corps allongé. Une silhouette flottante. Dans chaque chambre. Dans chaque scène. Derrière chaque porte translucide. Mille et une portes en ligne. Le couloir sans fin. Les pas derrière. La foulée régulière. Lente. Une pendule. Au fond une grande fenêtre.

4. C’est de l’eau. C’est l’eau dans le dos, une sensation de fraîcheur qui remontait dans la nuque, qui ma réveillé. Sur la table d’examen où j’étais allongé, je me suis redressé. De l’eau avait envahi la salle. Le niveau montait. Et la table s’est mise à flotter. Les réflecteurs grésillant, au plafond, ont fini par tiquer comme des stroboscopes. De plus en plus rapides. Si bien que toute la dérive à suivre sur la table d’examen secouée par des flots de plus en plus agité m’est apparue à la manière, hachée, d’une série d’images dans un kinétoscope. Sur le mur d’en face, l’espace s’est ouvert, la fresque de l’éléphant et du singe accroché à leur liane s’est animée. À mesure qu’ils avançaient, m’escortaient, de liane en liane, une jungle épaisse est apparue, un fleuve de plus en plus tourmenté, sous une masse nuageuse sombre, un vent violent, des éclairs zébrant le ciel. Sur la rive droite, de temps en temps, un médecin derrière une vitre et un écran dont la lumière bleue le frappait au visage, de nombreux lits parqués sur une zone de parking, deux totems comme pour signaler l’entrée d’un territoire, en forme de bras aux tatouages sculptés, une silhouette qui se retourne et disparaît dans la végétation que le singe et l’éléphant appellent Roland ! Roland ! La table dérive, les images défilent, l’eau se dérobe. La cascade ! La chute ! Dans un fracas assourdissant et une brume épaisse, les deux personnages me rattrapent et je poursuis ma course avec eux, la table d’examen collée à mes pieds, sur une vague qui n’en finit plus de rouler vers une fenêtre. Une fenêtre de plus en plus grande, où l’on aperçoit une série d’images en noir et blanc. Entre clichés échographiques et astronomiques qui, soudain traversés par le petit poisson de la salle d’examen, pixelisé comme dans un vieux jeu vidéo, s’effacent.

5. j’étais dans l’ambulance, ça roulait vite, trop sûrement, le conducteur que je jouais prenait des risques, il doublait tous les véhicules, même en ville, même quand un autre arrivait en face et ça passait tout juste, mais il fallait faire vite parce que derrière, allongé sur le brancard, emprisonné sous un amas de couvertures et de ceintures, le patient que j’étais n’en pouvait plus, il appelait à l’aide Angela ! Angela ! il demandait qu’on s’arrête pour aller pisser, mais j’accélère et l’ambulance manque de basculer dans les virages un peu serrés et, à chaque fois, des étagères de livres qui tapissent les parois me tombe sur la tête une poignée de livres, l’ambulancière que je fais les ramasse et les range, je demande Pourquoi des livres ici ? je me réponds Ce sont les histoires que vous portez en vous. — Mes histoires ? — Oui, vos histoires, ou les récits avec lesquels vous pouvez reconstituer votre histoire, au moins en partie. — Mais que font-ils hors de moi ? — Il faut les examiner. Quand votre corps est affecté, vos mots sont aussi touchés. Il faut voir à quel degré. — Mais c’est quoi cette histoire ? on ne m’a rien demandé ! mes mots hors de moi… qui les a sortis ? qui les a mis là ? et qui va les examiner ? — Mais… c’est vous ! Qui voulez-vous que ce soit d’autre ? — Eh bien j’aimerais bien le savoir ! quand un autre virage, un dérapage, et c’est tout un mur de livres sur la tête, un monceau de livres aux pages toutes bleues

6. La fenêtre au bout du couloir. L’imperceptible ascension. En fauteuil. Des mains sur les poignées. Couloir de mille et une chambres. Bruit de mille et un pas. Vers le fond du couloir. De porte en porte. Sous la pleine fenêtre montante. Sous la vitre brillante et sale. La vitre visiblement floue. De plus en plus haute. De plus en plus large. La vue de plus en plus vague. En fauteuil glissant. Main dans la main. Le pas métronome. La tour Eiffel image flottante. Pour un tour de scanner. La chambre électronique. Parking boîte de nuit. Silhouettes de plus en plus floues. Gestes de plus en plus sales. Cris vagues autotunés. Un masque noir pour Guantanamo. Une main tatouée. L’accent de là-bas. Rolands de lumière. Bague au doigt sur l’horizon. Totale fenêtre.

(Une série de textes écrite et réorganisée, en fait, jusqu’au 18 novembre. Avec ces numéros qui ne renvoient nullement à l’ordre chronologique de l’écriture.)

Histoire | sans paroles

Pendant que j’écris, j’écoute un morceau de musique sans paroles. Ça me fait un film imaginaire qui m’échappe.

19112025

Avant-hier, Jeanne, avec qui j’allais en voiture, pour une initiation, dans les chemins, entre les vignes, avant l’été, nous a conduits chez mes parents. Puis, elle nous a tous emmenés dans les marais, sur les bords de la Gironde, pour une balade à pied de Port Conac au Port de Vitrezay. Il était un peu tard, le soleil est vite tombé et les nuages menaçaient. Sur le chemin, personne. Ou un Anglais et son chien. Jeanne a fait près d’une une centaine de photos du coucher de soleil pris dans les nuages orangés, rosés. D’autres noirs. Nous nous sommes aventurés sur le ponton d’un carrelet dont le portail se trouvaient à une vingtaine de mètres de la rive. Pas de vent. L’eau, quelques mètres au-dessous, était calme. Mais le simple fait de regarder les flots aller en tous sens dilatait ou le sentiment de l’espace ou celui de la vue. Le téléphone aussi. En prenant ses photos, Jeanne jouait du pouce pour trouver le meilleur réglage de luminosité. Il faisait presque nuit quand nous avons retrouvé la voiture.

Pourquoi autant de photos pour une même image. Tout le long de la promenade ensemble (une poignée de photos de nous). Une même image, mais toujours un peu différente. Rien de spectaculaire, et un vrai cliché. Un coucher de soleil au bord de l’eau, pour une belle photo ? Une façon de retenir le temps ? Un moyen de vivre l’instant ? Photo après photo. Quand l’œil glisse sur l’eau, se faufile entre le soleil et les nuages, se disperse dans les tons bleus, orange, roses, argent et quelques ombres. Que voit-on au final ?

Je cherchais, l’autre jour, à illustrer un extrait de Jewish Cock — celui qui parle des nouveaux esclaves. Je le donne au bot Chat noir pour qu’il me propose une dizaine d’œuvres possibles, en tous genres graphiques. Parmi elle, celle de Refik Anadol, La Neuvième vague, retient mon attention parce qu’elle renvoie mon bot Chat noir à sa condition. Il la décrit ainsi : « Cette œuvre d’art numérique utilise l’IA pour créer des paysages immersifs et oniriques, questionnant la frontière entre réalité et virtuel. Elle pourrait symboliser la noyade de l’esprit humain sous un « déluge » de données et d’images, comme évoqué dans l’extrait. » Problème : impossible de trouver cette œuvre.

(Mais à la place, je tombe sur le tableau du même nom du peintre russe Ivan Aïvazovski, de 1850.)

Ransmayr x f : « L’enjeu, c’est cette somme d’images, et cette carte géographique reconstruite pour un ou une de nos personnages. Le construire par la somme de ces images flottantes, chacune associée à un lieu géographique, qui le constitue. » — Donc l’enjeu de fond, c’est le personnage sous l’espèce de la hantise ? mais en mode inversé ? c’est lieu revenant le hanter de mille et une façons ?

La question est de savoir si, en relisant mes notes, je vais reprendre les images qui s’y trouvent déjà — par économie de moyens —, ou si je vais m’emparer des images qui apparaîtront au fil de la relecture — pour prolonger l’écriture. (Une autre question est de savoir si je vais me relire.)

1. La lumière trop faible de la lampe, les lignes troubles qu’il lit et relit, les mots ne parvenant pas à le détourner de l’engourdissement et de l’espèce de crépitation qui remontent dans sa jambe, dans son bras, et jusque sur le bout de sa langue qui commence à grésiller.

20112025

Une image par section, autant d’images qu’il y a de photos, treize images au moins. Ça devrait le faire.

2. Je la vois allongée là, dans la pénombre, sur le côté, enveloppée sous un plaid de fausse fourrure grise, la tête posée sur un coussin blanc.

3. Le cadre de la vitre, la lumière orangée des lampadaires qui défilent, des murs, des toits, des arbres, la nuit sans étoiles, les grincements et les tremblements du véhicule.

4. patchs, électrodes, l’index dans une pince bleue, le cathéter dans la veine saillante sous un film autocollant — avec des ailettes roses, un petit triangle en plastique glissé entre la peau et l’aiguille, lui donnant l’air d’un papillon pris dans une toile —, le sang coule dans le tube transparent, ligne rouge, sombre, qui serpente

5. les plis et replis du drap blanc sur les genoux, un liseré rouge, le dégradé du bleu ciel au jaune pâle du mur en face, le singe accroché à sa liane, l’éléphant derrière lui, la prise électrique double, le coin des poubelles, la rose, la bleue, la noire, vous comprenez ? je vous fâche pas

6. L’horloge en haut du mur. L’horloge noire, un anneau noir, un cercle blanc. Chiffres et traits noirs. L’horloge sur le mur blanc, cassé d’ombre. L’horloge, toujours au niveau de la porte. Le même bruit de trotteuse.

7. Cette espèce d’imposte vitrée en haut du mur, des stores vénitiens repliés masquant l’obscurité de la salle derrière. Et puis un matin, c’est un grand rectangle lumineux branchés sur un journal en continu.

8. la nuit de pénombre, la nuit de lumignons en rouge, en vert, la nuit de chiffres mauves, la nuit pour un flash de l’écran du téléphone, la nuit au rayon de faible lumière, la nuit pour un sourire entre des lignes furtives

21112025

9. La vue presque totalement floue par la fenêtre donnant sur le parking.

10. Le hall. Trois têtes comme posées sur le comptoir de l’accueil. L’une d’elle glisse et disparaît.

11. — dans ce recoin, devant cette façade blanche striée, ouverte, où il se passe rien, ce rideau blanc tiré aux trois-quarts, ses stries de métal grises, un miroir pour un autre recoin — entre une table d’auscultation noire (le cuir déchiré aux entournures, la mousse jaune débordant) et un plan de travail avec un évier (des tas de chemises dessous, un cordon d’alimentation électrique noir posé dessus, et une boîte aux lettres couleur sable) — chariot fait d’étranges va-et-vient — en face d’un mur beige et d’une large plinthe blanche — la bouche d’aération, aux alvéoles de la grille, au souffle constant —

12. Dans le couloir, une aide-soignante encourage une vieille femme en déambulateur.

13. Par la porte ouverte, assises sur le bord du lit une vieille femme et une aide-soignante parlent en espagnol.

14. Au sol, accroupie, elle essuie énergiquement avec une serviette blanche l’eau de la carafe qui vient de tomber.

15. — un panneau lumineux, la pointe renversée de la tour Eiffel dans un ciel tout bleu — des bruits qui iraient d’un synthétiseur crasse, pâle imitation de grésil de guitare grunge, à des beats minimalistes de boîte à rythme pour raveurs sous acide ou psychotrope — d’un placard, d’autant plus étroit qu’il est encombré par un fauteuil noir, un autre évier, d’autres chemises dessous et une nouvelle boîte aux lettres d’un noir granuleux, comme de la suie, avec sa clef —

16. Dans l’obscurité, sur le long bras de l’infirmière, quatre ou cinq petites figures noires marmonnent.

(Et puis tu reprends tout et tu tires au sort les numéros pour un nouvel ordre aléatoire. Et sans les numéros.)

Escapade vasquaize |

Autour du contraste le plus fort possible, avec les éléments les plus concrets, les plus opposés. Mais je vais peut-être manquer de matière.

En formation, il dit qu’il a pas de projet, ou rien de précis. Il est là parce qu’on lui a dit de venir là, pour conserver ses droits. Il est là pour rien, sauf pour gagner trois francs six sous à la fin du mois. À la rigueur, il voudrait apprendre des mots nouveaux. Un peu de vocabulaire, ça peut pas faire de mal. Mais pas de calcul. Mais pas de grammaire. Il participe aux exercices des autres. La plupart du temps, il est le nez rivé à son téléphone. Je lis, c’est déjà ça. Il lit. Il prend des notes. Il va sur des sites traitant de mécanique quantique, d’astrophysique. Il aime bien les Chroniques des atomes et des galaxies. Il essaie de comprendre ce qu’est l’horizon cosmologique. Et imagine le retard qu’on prend avec l’âge de la chose, parce que les calculs resteront faussés tant qu’on se branchera pas sur l’énergie noire. Et peut-être bien qu’il faudrait plonger dans un trou noir. En attendant, ça vieillit à une vitesse folle tellement l’espace s’accélère de l’autre côté de l’horizon. Et puis il se demande pourquoi il faut ajouter une dizaine au chiffre plus petit auquel on soustrait un chiffre plus grand quand cette dizaine se trouve dans le chiffre d’à côté. Il comprend pas pourquoi le 1 du haut sert à lire un nombre qui existe pas à la base alors que celui qu’on note en bas il faut l’ajouter. Et puis il prend ses notes sur un cahier de brouillon. Des notes ici, des notes là, sur une page aux allures de tableaux. Colonnes et lignes décalées. De temps en temps, un dessin, une figure, des signes. Un calcul. Et quand il faut parler de soi, écrire quelques lignes pour se projeter dans l’avenir, il râle. Moi je vis au jour le jour. Il écrit quand même. J’irais vivre en Otarcie au milieu de la nature.

22112025

Correspondances | entretien

|| Mercredi, un entretien avec l’animatrice de l’EHPAD d’Archiac pour un article au sujet d’une exposition de voitures anciennes (2CV, 4CV, 4L, Visa et Bel Air) pour les résidents. Animatrice que j’ai prise pour la directrice et l’erreur est apparue dans l’article…

|           |                       — Et voilà ! encore un qui veut jouer les journalistes et finit par faire du tort à la profession ! — Ouais ben, quand tu vois les gusses de CNews et ce qu’ils racontent, t’as pas à rougir tellement c’est énorme leur manque de professionnalisme. C’est juste qu’eux, ni regrets ni remords, ça fait partie du contrat. — Dis donc, c’est tout à fait gratuit, ça, comme critique ! ça pourrait même être calomnieux ! Depuis quand tu regardes cette chaîne d’abord ? — Depuis que j’ai entendu parler de L’Heure des Pros, les chroniques d’un humoriste d’Inter, des articles de Libé. J’ai fini par jeter un œil. Cinq minutes, comme ça, entre le Dessous des cartes et la météo d’Évelyne, mais c’était peut-être pas elle. Et puis, un type arrive à la fin de l’émission, un jeune, raconte une petite histoire, un fait divers nerveux, et puis, au lieu d’une analyse, ou d’une explication, même superficielle, ça se termine avec de gros sabots dans la gueule Mais où va la France ? où va la France mon cher ?! je vous le demande ! Le petit faits divers nerveux, sans circonstances atténuantes ni aggravantes, devenu généralité qu’on a sautée pour aller directement à l’interprétation. Même pas ! puisqu’on te la donne : t’as plus qu’à en ressentir l’effet. Et l’autre, le journaliste-animateur ne disait rien, l’air satisfait, avec peut-être un sourire en coin, à la fois contenu et donné à voir. Comme pour mieux savourer et laisser la formule, vide, faire son effet. — Ah ouais… ça me fait penser à ce que j’ai lu sur Facebook l’autre jour, sur le compte de… de… tu sais ce grand traducteur… bon bref, il disait que c’était… « Comme si les gens étaient devenus aveugles. Comme s’ils avaient perdu la faculté de catégoriser, de penser par gradation, — de penser le complexe, tout simplement. Comme s’ils étaient devenus, tous, à un degré ou un autre, avec les formes ou sans plus aucune forme, des feuilles dans un grand tourbillon. » — Nom de Dieu…                           |            |

Bref ! avant de repartir de l’EHPAD, l’animatrice m’a montré ce qu’elle avait réalisé avec les résidents sur le thème de l’automne, et je me suis retrouvé devant un joli mur décoré. Pour prendre soin des résidents — j’ai tellement envie de dire les vieux, à la manière de cet ancien gériatre qui voulait redonner des couleurs à ce mot, à son âge, à sa condition, qui est celle de tous même quand on y pense —, on prend soin avec eux du mur du hall où ils se retrouvent pour les activités en commun. On le décore, on le relooke. On a procédé à un toilettage éphémère, autant que l’est la saison, avant le grand maquillage pour les fêtes, avec peut-être un feu d’artifice. Bref ! on prend soin du mur, comme les enfants font de beaux dessins comme ça, sur des feuilles volantes.                              ||

Kafka x f : «                 c’est l’idée de confier au personnage               de quoi se faire lui-même l’énonciateur et le porteur de l’histoire,            la prégnance des éléments visuels de ce retour, les objets,                            changements de focale et gros plan,    l’approche de cette porte comme si la rejoindre ne serait jamais possible                                          . »

Méthode (pour commencer) : copié-collé des paragraphes de retour à la maison — ampliation des notes, des paroles

23112025

Escapade vazquaise |

« Quand je lis, je ne vois pas des mots.

Je perçois des sortes de structures d’équilibre, des sensations. Nous partirons de là pour cet atelier d’écriture.

Une phrase est comme un être vivant.

Elle a son propre équilibre, son propre rythme.


Elle fait surgir des idées qu’on n’aurait pas eues autrement. »

Correspondances |

Pour la rentrée scolaire, je suis passé dans toutes les écoles pour faire des photos de classes. J’avais commencé à prendre des notes en vue d’un article, mais je n’avais pas besoin d’écrire un article. Des photos légendées suffisaient. Je me suis dit Pas grave, quand j’aurai le temps, je continuerai de prendre quelques notes, avec les souvenirs de mon passage dans les classes. Et puis je n’ai pas pris le temps. Reste ces premières notes, pour un article à jamais à venir.

Après les vacances chaudes et en partie caniculaires, la semaine de rentrée des classes avait plutôt un air d’automne avancé.

Mardi 2 septembre — à Brie-sous-Archiac comme dans les communes alentour, le temps était à la pluie. Mme S, institutrice des élèves de CM1 et de CM2, avoue que ce n’est pas de chance. D’habitude il fait beau, on va dans la cour pour la photo. Et les élèves auraient pu faire cours dans le jardin de l’école, labellisée E3D (Établissement en Démarche de Développement Durable — comme à Celles). Impossible. Pour l’heure, dans la classe, tout le monde répond à un questionnaire autour d’une chanson (pour en retrouver quelques mots, saisir le message et exprimer ses impressions).

Vendredi 5 — Il fait très beau. Rendez-vous à l’école maternelle d’Allas, où M. C vient ouvrir le portail. Les élèves sont dispersés à différents endroits de la classe. En moyenne section, on tente de distinguer, sur une feuille, les signes des lettres à entourer (des majuscules pour l’instant). En petite section, on s’essaie à la correspondance des formes et des couleurs avec des puzzles en bois. Dans un coin lecture, on teste la souplesse de la banquette en sautant dessus. — Rendez-vous, en suivant, à l’école primaire d’Arthenac où nous attendent Mme C et Mme … Dans la petite classe, on travaille la méthode de lecture (GS) et l’écriture des lettres (CP — on parle plutôt de graphisme, car écrire des lettres, c’est d’abord les dessiner). Dans la grande classe des CE1 et CE2, l’affaire devient plus sérieuse : dictée !

Journal | inutile

J’ai reçu, l’autre jour, mon petit journal Le Un que je lis toujours trop peu. Cette semaine, il traite de la Bataille de l’Attention. C’est un petit journal plié en un, en deux, en trois, que je déplie. Et, cette semaine, surprise : un second journal Le Un. Ça arrive parfois. Il traite du Contrôle de l’Info. Lui aussi, je le déplie en un, en deux, en trois. Mais avant, avant, je lis toujours ce qui se trouve derrière. Je lis toujours le poème. Non, pas toujours, parce que je lis trop peu ce petit journal. Mais quand je le lis, c’est d’abord par derrière. C’est d’abord le poème et la petite citation en bas, à droite, en rouge. Comme une maxime. Et cette semaine, les petites citations rouges, elles s’accordent drôlement. Elles s’accordent bizarrement, mais joliment aussi. Étrangement. Elles s’articulent, mais je ne sais trop comment. Elles disent :

« La civilisation moderne est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. (Georges Bernanos)

« C’est une bien triste chose que de nos jours il y ait si peu d’informations inutiles. » (Oscar Wilde)

(Donc : à la l’homme moderne la stricte utilité ? et à la vie intérieure la folle inutilité ?)

24112025

(Si ça se trouve, quand je suis arrivé c’est par-là que l’ambulance était garée.) Avant de partir, on est allés au service de Médecine Physique et de Réadaptation. Le chauffeur devait ramener quelqu’un d’autre qui sortait d’une séance de rééducation. Ça vous dérange pas ? — Ben… non. Ben si. J’aurais préféré qu’on soit seuls. Déjà que j’aurais voulu qu’on me ramène pas. Je serais bien resté un peu plus longtemps en fait. J’aurais bien prolongé la coupure de tout. Surtout l’arrêt de travail. Le retour à la structure… J’aurais bien voulu revoir Angela… Je suis sûr qu’elle travaille pas qu’en réanimation. Elle serait passée pour une prise de sang, on aurait pu discuter plus longtemps qu’en réanimation. On aurait parlé de son pays, là-bas. Mais là, je rentrais en ambulance. Et j’aurais préféré rentrer seul. Discuter un peu, d’accord, je suis pas obligé de faire la conversation. Mais l’idée de devoir écouter ce qu’ils allaient se dire… Non, je voulais pas. Oui, ça me dérangeait. Mais en fait, l’autre, à l’arrière, a pas sorti un mot durant le trajet.

C’était le début de l’après-midi. Le grand froid était passé. Je crois qu’il faisait gris. Il a peut-être un peu plu. Je suis resté dans la voiture garée sur le parking, juste devant le bâtiment du service de Médecine Physique et de Réadaptation. Le chauffeur est allé chercher l’autre. Ça a pris un certain temps. Devant le hall vitré, deux agents hospitaliers fumaient et parlaient. J’ai dû envoyer un message. J’ai peut-être reçu une réponse. J’ai regardé les résultats des matchs de Champions League. Quand ils sont revenus, j’ai entendu la porte s’ouvrir et qu’on s’installait derrière en me saluant, mais je n’ai vu personne. Juste une ombre dans mon dos. Je me suis pas vraiment retourné. J’ai juste entendu Bonjour d’une voix plutôt neutre, et puis rien. Sauf notre chauffeur.

«                      Et comme ça, ça va la température messieurs-dames ? Vous avez pas froid ? Ça s’est radouci mais c’est pas encore ça. Et puis la flotte !                                  Ça fait qu’un an que je fais ça. Reconversion. Avant j’étais cariste. J’en ai eu marre.                                                Là, mais je commence juste quasiment, je suis bon jusqu’à ce soir, vingt heures. Sans compter qu’il faut une heure pour nettoyer la voiture et désinfecter l’intérieur. Je passe des lingettes sur les points de contact et un aérosol pour l’air.                                   Aller-retour, le plus loin que je suis allé, c’est Paris, aller-retour dans la journée, quinze ou seize heures. J’emmenais une dame à son rendez-vous avec un chirurgien. Y a eu Montpellier aussi, mais là on était deux conducteurs à se relayer. Plus un infirmier pour s’occuper du type qu’on ramenait d’une cellule psy.                                                   Ah j’aurais pas voulu faire ça y a vingt ans. Sans le GPS ? préparer les trajets à la carte ? et tourner en rond parce qu’à l’époque, dans les villages, y avait pas de numéros ?                                                        Les week-ends, quand on est de garde, on est décentralisé dans un local spécial à une dizaine des bornes, mais en fait c’est pour mieux se retrouver au centre du secteur d’intervention. »

Et derrière, on faisait quoi ? Regarder le paysage défiler ? On voyait quoi ? On fixait quoi ? Les trois cloches blanches de la coopérative agricole ? Je me demande ce qu’il y a dedans. À quoi ça sert ? Comment ça marche ? À côté des six grosses cuves bien en ligne, pourquoi ces énormes cloches renversées ? On dirait des œufs géants à moitié ensevelis. On y couve quelque chose ? On maintient au chaud ? Ça étuve ? Ça fermente ? Ça monte en pression ? On manipulait sûrement le téléphone. À écouter de la musique, les écouteurs dans les oreilles ? J’entendais rien. Pas un semblant de musique. On regardait des vidéos ? C’était quoi ? Sur les réseaux ? Une série ? La suite d’un film ? Un coup d’œil par la fenêtre ? On voyait quoi ? Comme moi ? Ça l’a interpelé les pèlerins du chemin de Saint-Jacques à la queue-leu-leu sur le rond-point de Pons ? Elles m’ont toujours fait l’effet étrange des aveugles de Brueghel se tenant par l'épaule et tombant dans un fossé, ces statues. Ça s’entendait derrière, ce qu’on racontait ? Ça faisait penser à quelque chose ? Mais rien à faire de ça, sûrement. On laissait parler. On laissait penser, ça passait et retour à l’écran. On pensait à rien. À part qu’on faisait sûrement trop de bruit. On aura monté le son. Et on regardait quoi ? On voyait quoi sur l’écran ? Des textos ? Un manga ? Un ebook ? Non, qui lit des livres sur un écran de poche ? Rien que de les dire, ces deux mots, ça s’articule pas bien. On en a peut-être envoyé ? On aura répondu. Des images en prime ? Moi j’ai rien reçu du trajet. Mais j’en sais rien, le téléphone s’était éteint en route. Son regard s’est arrêté sur quoi en relevant la tête, en regardant par la fenêtre ? On a vu quoi dehors ? Il y a toujours ce bourg en sommet de coteau qu’on traverse sans jamais s’y arrêter. Il y a toujours ce restau au bord de la route. Il a pas fermé. Quand j’étais petit c’était un routier et il y avait une longue file de camions et de voitures sur le trottoir. Mais il y avait peut-être pas de trottoir à l’époque. Comme devant la maison de l’autre, derrière. Le chauffeur s’est garé devant une murette en pierre et une haie de lauriers touffue. J’ai entendu Au revoir, la portière a claqué et j’ai aperçu une silhouette passer le portail. Il y a des gens, comme ça, c’est bonjour-au revoir. Et entre les deux ils sont là avec vous comme s’ils n’existaient pas. Ou à peine une présence qui vous signifie, en retour, comme un souffle dans la nuque, que vous aussi vous êtes là sans réelle existence.

La radio, c’était sur Nostalgie. Tout le trajet, ç’a été des chansons que j’entendais quand j’étais petit. C’était plutôt du genre qui te rend pas du tout nostalgique aujourd’hui. À part peut-être la Ballade de Jim, avec son clip qui commence par une ambulance et se termine avec une infirmière dans une chambre d’hôpital, sur un sourire idéal. Mais moi, quand je suis arrivé à la maison, personne. Avant d’entrer, je suis allé chercher le courrier à la boîte aux lettres. C’était le jour de mon petit journal.

(Copier-coller, donc, des dernières notes du Carnet de santé. Ampliation, donc, par ajouts, bien sûr, retouches nécessaires. Et reprise d’un fragment déjà utilisé ici, foncièrement revu sous l’espèce de la dépersonnalisation ou de la neutralisation. Parce qu’on est deux dans ce retour. Mais dans ce deux il y a peut-être celui, ou celle, qui ne retourne pas, qui ne revient pas. Et alors ? — Et la conversation à trous. Des trous, des petits trous, je poinçonne, au lieu des points de suspension car la conversation n’est pas suspendue, au lieu des tirets longs car on ne change pas de voix, mais l’autre voix est effacée, c’est un trou, un blanc, une pause, mais une pause comme on accélère une bande magnétique, ça va plus loin, mais le temps d’y aller, plus vite, il n’y a rien, c’est en pause. Et alors ?)

26112025

Du verbe |

« De même, dans notre langue, l’humble verbe grammatical gouverne la phrase en brisant les idoles des mots et les renverse par la simplicité de son mouvement. »

(Valère Novarina, Devant la parole)

Entre mot d’ordre et vœu pieu ?

28112025

(Voilà comment je n’avais pas compris la consigne précédente 🙂

Échenoz x f : « explorer la durée même de ce retour évoqué dans la #08, le considérer comme un temps de latence dans le développement de l’intrigue, mais en garder et en nourrir l’élan par toutes ces perceptions subjectives que vous pourrez y inclure »

On a dit « évoqué » ! Et en lisant Kafka, bien sûr, on revient, mais on arrive. C’est le retour au point même de l’arrivée, l’espace d’un instant, les derniers pas, ou la main sur la porte, et mille et une sensations et pensées possibles. À court d’inspiration, peut-être, par économie de sens, plus sûrement, je me suis appuyé sur le retour jeté sur mes notes sans saisir la portée de l’exercice proposé… Je peux recommencer ! Cela dit, ce coup d’épée dans l’eau était comme un coup d’avance pour la #09 — « pronom neutre et ambivalent » compris.

(Allez, on peut sûrement revoir le texte du retour pour quelques « perceptions subjectives » de plus. Et jeter quelques lignes dans la bataille sur le seuil de la porte. En repartant du point final : Mais moi, quand je suis arrivé à la maison, personne. Avant d’entrer, je suis allé chercher le courrier à la boîte aux lettres. C’était le jour de mon petit journal. Ou peut-être avant, tout le paragraphe.)

29112025

Donc, la #09 c’est la #08, et inversement. Ce qui ne change rien ni à l’avancement de l’atelier d’écriture, ni à celui du texte. Et on n’est pas ici à un dérèglement numéral près.

Le chauffeur le déposa dans l’allée. Il sortit son sac du coffre et le suivit jusqu’à la porte avant de le lui remettre. Ça y est, la journée est terminée. — Ah non, ça commence juste, j’en ai jusqu’à ce soir. Au revoir, merci, il l’a regardé repartir en marche arrière en cherchant ses clefs dans la poche intérieure de son manteau. Elles n’y étaient pas. Il a fouillé dans ses poches en regardant ses pieds. Elles n’y étaient pas. Dans les poches du pantalon, au cas où. Mais rien. Son regard s’est arrêté sur le grand noyer, au bout de l’allée. Le grand noyer, sans feuilles, aux branches qui vont en tous sens. Et la petite boîte aux lettres penchée, au fond. Elles étaient dans la pochette du sac. Avant de glisser la clef dans la serrure, il a sonné, comme ça. Au cas où. Il savait pourtant que personne ne l’attendait. Mais si on lui avait ouvert ? Si on était rentré plus tôt. Si on avait voulu l’accueillir ? Si on avait voulu lui faire la surprise ? Il était parti dans une fin de nuit, âme au bleu, il revenait vaguement dans l’après-midi, un jour gris. Après une dizaine de jours. Dans la maison, la sonnette s’est étouffée. C’était le jour de son petit journal. Le petit hebdo autour d’une question d’actualité. Une grande feuille pliée en trois qu’il ne déplie presque plus. Mais il aime bien la citation derrière, aussi furtive et insignifiante qu’une vérité de passage. Et le poème pour illustrer, amplifier, déformer, dépeindre pour déconstruire, etc. Il est allé à la boîte aux lettres avec ses clefs, un œil dans le noyer attiré par deux petites ombres qui venaient de s’envoler. La petite cour du voisin était remplie de voitures. Dans la boîte, deux journaux sous un tas de prospectus. La porte refermait mal. Il a dû forcer et la faire claquer. Ah ! la meute. Il rentre en déchirant les papiers d’emballage pour savoir de quoi on parle. Un tract tombe en route. Les chiens aboient de plus belle.

Théâtre | Feuillets d’automne

|| Chaque vendredi soir du mois de novembre, une pièce de théâtre :

  • Merteuil, de Marjorie Frantz, pour un prolongement des Liaisons dangereuses, pour renouer en partie avec la langue du dix-huitième siècle, pour articuler une problématique (érotique et rhétorique) du livre à l’actualité : le consentement
  • Montaigne, Les Essais, par Hervé Briaux, dans une sorte de one-man-show où la pensée déploie une parole dense (à moins que ce ne soit l’inverse) concernant les conditions humaines, divine et animale, entre autres choses aussi sérieuses que drôles à certains égards — cru, notamment, lorsqu’il s’agit de l’idée des Français si hautains que, à vouloir monter toujours un cran plus haut dans l’arbre de la société, des idées, des lettrés, ils passent pour ces singes qui ne montrant jamais que leur face de cul
  • Naïs, de Marcel Pagnol, dans un décor vide, du moins ultra-minimaliste, réduit à un seul tabouret sinon aux vêtements des personnages, et à leur accent marseillais — était-il d’ailleurs utile ? si le cinéma de Pagnol était dépouillé de toute image (sauf le tabouret), pourquoi ne pas dénuder aussi le texte de cet accent du sud — qu’on aurait pu conserver avec Toine, le bossu, sur lequel repose presque tout le drôle de la langue dans une intrigue qui, sans cela, reste bien classique, bien trop sage, et, surtout aujourd’hui, passablement patriarcale : ah ! ce père qui veut garder sa fille auprès de lui, pour le servir… — l’œuvre aurait dû s’appeler Toine, et sa bosse, qui le fait marcher de travers, on la retrouve dans son accent, qui fait dévier la langue, détourne la parole, l’humorise
  • Du Charbon dans les veines, de Jean-Philippe Daguerre, dans une mise en scène riche, en sons et lumières, entre télé et accordéon, où l’on se retrouve dans un café, dans la rue, devant un pigeonnier, chez le médecin, en voiture, dans le cimetière (les acteurs au bord de la scène, face à moi), pour des scènes parfois à la limite du tableau vivant

Et une fois (pour Montaigne), la représentation a eu lieu entre les murs du petit théâtre du château. C’est inconfortable, mais on est au plus près de la scène, des acteurs. Et avant que le rideau ne se lève, son architecture fait qu’on se retrouve sur une scène où l’on fait l’objet d’un spectacle, au jeu de Qui est-ce ? Avec beaucoup d’écho répercuté sur un quatrième mur instable, mouvant, furtif.                                    ||

02122025

Rézo | zéro |

|| Soit une image de Zelensky assis sur des toilettes en or, sa tête s’appuyant sur ses mains jointes (entre réflexion et dépit), au milieu des ruines. Et soit ces deux commentaires enfonçant le clou avec une dent dure sur le président ukrainien (avec le peuple aussi, mais on joue les bons Samaritains) :

  • Sotto un certo aspetto gli ucraini si meritano un pagliaccio del genere, valgono lui!
  • Io sono per natura portato a vedere prima le cose buone, sono per principio fiducioso negli esseri umani (sempre meno, però 🙂 )
    Quindi io non ce l’ho col popolo ucraino.
    Siamo noi completamente rivogljoniti dalla propaganda ufficiale, figuriamoci il popolo ucraino dove i giovani scappano via o vengono presi con la forza e mandati a morire al fronte.
    Il popolo ucraino forse merita qualcosa di meglio. Se si riesce a togliere dai cogljoni questo essere schifoso forse l’Ucraina, con l’aiuto dei Russi, potrebbe prendere coscienza e meritare una vita migliore…

J’étais à deux doigts de répondre : « Siamo noi completamente rivogljoniti dalla propaganda ufficiale » — alors imaginez avec les propagandes en tous genres, non officielles, surtout celles des réseaux sociaux infestées par les IA. Et puis, je me suis ravisé.

J’ai pensé qu’il ne fallait pas entrer tête baissée dans le mur de l’autre. Pourquoi, en première instance, suis-je tombé sur cette image, ces commentaires, cette non-discussion ? Pour me faire réagir ? Elle me fait réagir. C’est fait pour ça. Ça, dans le sens de matraquer, sidérer — une explosion en image de synthèse grossière, et deux coups de feu de commentaires vulgaires. On venait, en fait, de donner un grand coup de bélier dans mon mur.

Encaissons, au lieu de répondre du tac au tac d’un coup d’épée dans l’eau. — Même s’il est bien difficile d’avaler la couleuvre de l’aide russe. Même mon bot chat n’est pas dupe : « Dire que l’Ukraine pourrait « prendre conscience » avec « l’aide des Russes » revient à justifier l’invasion russe comme une forme de « thérapie de choc ». »

Ensuite, que faire dans la guerre des images et des mots ? D’abord, s’avouer bien impuissant. Et puis… ? me revient ce mot d’Hannah Arendt (merci mon bot chat) :

« La vérité factuelle, même si elle est toujours contestable, est le fondement de toute politique. Sans elle, nous perdons le sol sous nos pieds. »

Et c’est dommage, que la langue italienne soit prise en otage. Tiens, souvenons-nous aussi d’Umberto Eco, Reconnaître le fascisme :

« L’Ur-Fascismo è ancora intorno a noi, talvolta in abiti civili. Sarebbe così confortevole, per noi, se qualcuno si affacciasse sulla scena del mondo e dicesse: « Voglio riaprire Auschwitz, voglio che le camicie nere sfilino ancora in parata sulle piazze italiane! » Ahimè, la vita non è così facile. L’Ur-Fascismo può ancora tornare sotto le spoglie più innocenti. Il nostro dovere è di smascherarlo e di puntare l’indice su ognuna delle sue nuove forme – ogni giorno, in ogni parte del mondo. Do ancora la parola a Roosevelt: “Oso dire che se la democrazia americana cessasse di progredire come una forza viva, cercando giorno e notte con mezzi pacifici, di migliorare le condizioni dei nostri cittadini, la forza del fascismo crescerà nel nostro paese” (4 novembre 1938). Libertà e liberazione sono un compito che non finisce mai. Che sia questo il nostro motto: “Non dimenticate”. »

L’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil. Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire : « Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes ! » Hélas, la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes — chaque jour, dans chaque partie du monde. Je laisse une nouvelle fois la parole à Roosevelt : « J’ose dire que si la démocratie américaine cessait de progresser comme une force vive, cherchant jour et nuit, par des moyens pacifiques, à améliorer la condition de nos citoyens, la force du fascisme s’accroîtra dans notre pays » (4 novembre 1938). Liberté et Libération sont un devoir qui ne finit jamais. Telle doit être notre devise : « N’oubliez pas. »

(trad. Myriem Bouzaher)

(En fait, il s’agissait d’un « ami »… En général, j’ai droit à une drôle d’histoire d’Emma, pour redéfinir un mot, ou une belle photo de Juliette pour amorcer un microrécit. De vraies amies quoi. Là, pas de chance : c’était une image de merde et un dialogue à la con de la part d’un « ami » qui ne l’est plus. — À la place, Ivan Konstantinovitch Aïvazovski et sa Neuvième vague.)        ||

Michaux x fEt, à chaque reprise, lester un peu plus le texte d’appui de ce qui existait certainement pour vous, l’auteur, mais n’était pas mis à disposition de nous, lecteur.

« Voilà comme elle est », mais « Non, voilà comme elle est », et puis « Non, voilà comme elle est », et puis encore… Pour moi, la question relève moins du personnage (et c’est peut-être bien le cas aussi pour Michaux) que de la figure, fantomatique, du texte en train de s’écrire. Dans un cadre plus ou moins réaliste comme je le conçois avec ce Carnet de santé — plus, parce que fondé sur des faits ; mais bien moins puisque écrit sous forme de notes, comme dans un journal mais sans dates, et loin de dédaigner les envolées imaginaires —, le mode répétitif, en écarts et rapprochements, me semble convenir pour un passage, et un personnage, onirique : comme ces figures tatouées sur un bras, perçues la nuit dans une phase d’éveil plombée de fatigue. À travers elles, ce sont des lucarnes sur un angle du texte qu’on pourrait ouvrir et refermer.

C’est clair ? En tout cas, c’est comme ça que je voudrais comprendre cet étrange « retour via fonction poétique de la prose sur la syntaxe elle-même, la conscience qui doit affleurer en permanence de l’interrogation sur la langue, et son rôle ».

03122025

Théâtre |

|| Le hasard des lectures faisant toujours bien les choses, voici de quoi enrichir l’expérience théâtrale avec Valère Novarina :


Le théâtre kénotique répète sur scène que la scène n’est pas ; c’est la formule une du théâtre, son chimique énoncé le plus simple, la pierre négatrice qui le fonde ; l’acteur entre et dit : « Voici : cela n’est pas. » Anatopique, uchrone, analogal, antistrophique, anamorphe, diaphonique, perspectral, anaphoresque et diaphane, antiandrique, transthanatal, antianthrope et surtout antianthropopodule, aphone et suracoustique et anacosmique et sursexué, le théâtre avance par contre-sujets, en contr’ombrant les antipersonnes et les doublant de paroles jaillies en logaèdres, champ contre chant, en contrepoint et à contretemps ; il nous offre le monde envers et réversible : voici l’espace maintenant qui se dévoue. Voici que c’est lui, l’espace, qui apporte l’homme avec personne dedans. L’antimatière théâtrale est ainsi ; elle représente visiblement des non-lieux : et cependant l’homme est là – et l’univers. Le théâtre est un lieu très physique où un corps vient dire : rien ne m’est plus impossible qu’un corps. L’acteur vient refaire l’entière géométrie du corps humain.

(Devant la parole)


Rappel : « Dans l’obscurité, sur le long bras de l’infirmière, quatre ou cinq petites figures noires marmonnent. »

Voilà comme elles sont : des flammes bleues dansant sous les ombres, soufflant les lampadaires, sautant sur les brancards, faisant trembler les carlingues, fonçant à toute berzingue.

— Non, voilà comme on est, des reflets de chats noirs bondissant, se cognant aux murs, se glissant sous les couvertures et les bandeaux, surgissant par les anneaux de Saturne ronds comme un queue d’Eiffel quand ça turbine.

— Non, voilà comme on est, dans les couloirs en allers et retours, dans les chambres, au bord des lits, sur les écrans, entre les fils, au bout des aiguilles, pour un merci, un visage pour miroir, une ombre pour reflet, de la pénombre pour fréquence, un réflecteur invisible pour ambiance, tamis de lumière dans l’œil.

— Mais non, on est bêtes comme ses pieds devant, dessous, debout, vacillant, en équilibre instable, les mains devant soi accrochées à une poignée, à un bras, à Roland, à l’absence, au tour de passe-passe, d’adresse perdue, de vision réduite, de mémoire qui flanche, bête comme les mains devant, à droite, à gauche, C’est qui le président ?

— Parle pour toi, non, non, on est des marmottes, des marmottes sifflant, chantant, des marmottes soufflant des petits mots, de tout petits mots complexes, tordus, chiffrés, des marmottes blablatant sous des mottes d’échos graphiés, de mots irémisés, cathéteristiques des accidentèles neurovralgiques, du genre éléphant se balançant en singeant le singe des Après ? sans fin, des marmottes et des fourmis dans la langue.

— Non. Voilà comme on est : respirant, inspirant, expirant ; aux urgences dans un box ; une salle au fond d’un couloir ; une salle de machine sombre ; à travers une grande couronne blanche qui gronde ; un lumignon pour guide ; respirant, haletant, exsudant en urgence ; « sirène en boucle » ; à Guantanamo ; à Mexico ; à Angela ; inspirant, inspirante ; l’œil bridé ; la main tendue ; l’accent tonique en hauteur courbe ; sautant dans le vide de la ballade ; inspirant, expirant en urgence.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

2 commentaires à propos de “#histoire #01-10 | Carnet de santé”

  1. Je commence à te lire, et puis c’est l’heure d’y aller, alors je m’arrête, à regret, parce que j’étais bien dans ton monde, alors je me dis que j’y reviendrai, mais comme je suis désorganisée, inconstante et submergée de lectures urgentes, au cas où je n’arrive pas à y revenir, je te dis déjà, comme ça , après à peine une quinzaine de lignes lues, que j’y étais bien.

    • Je ne sais pas quelles étaient ces quinze lignes, Natacha, mais sur l’ensemble je vois ça comme un défi que j’aurais relevé sans m’en rendre compte, du genre : vous avez quinze lignes, soit 200 mots max (ou 1000 caractères, espaces comprises), pour installer votre lecteur dans des conditions optimales de lecture. — Merci de ta lecture expresse, et d’avoir pris le temps d’en faire un retour. A très vite alors ?

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