#Histoire#07| Christophe Ransmayer, Dérives d’attention…

Le cimetière du village

Elle voit le désordre paisible des pierres, leurs angles adoucis par la pluie. Des herbes minces se penchent entre les dalles, des insectes ouvrent des chemins inédits. Au fond, un portail mal fermé claque doucement, et ce bruit minuscule suffit à faire trembler le lieu. Un chat traverse l’allée, disparaît derrière un nom gravé à moitié. Rien ne pèse ici : ni les morts, ni la mémoire, seulement cette immobilité que le jour étire. Plus loin, les cyprès se balancent d’un mouvement si lent qu’on croirait les entendre respirer. Tout ici est tenu dans une même durée.

La dune dans le désert

Elle voit une étendue pâle, presque liquide, où chaque grain se déplace d’un soubresaut. Le relief se modifie à vue d’œil, les pentes s’effacent, se reforment, s’effacent encore. Le ciel ne sépare rien du sable : une clarté diffuse déborde tout. Par endroits, des échos, balayés par le vent disparaissent sans bruit. Aucun horizon fixe, seulement l’ondoiement. Un pli de nuit passe — peut-être un oiseau, peut-être le souvenir d’un vol. L’air tremble comme une peau chauffée. On croirait que le temps ici n’avance plus, mais qu’il se répète en cercles très lents, jusqu’à devenir sable lui-même.

 Le bâtiment de la mairie

Elle voit la façade ocre, et les vitres poussiéreuses qui renvoient le ciel gris. Derrière elles, des formes s’inclinent sur des papiers, se redressent, s’asseyent, comme mues par une mécanique ancienne. Le cadran de l’horloge, haut sur le pignon, retarde de quelques minutes — cette imperfection semble contenir la fatigue du lieu. Dans la salle du conseil, les chaises vides entourent une table. Rien ne se passe, mais tout est prêt à recommencer : les signatures, les serments, la lente organisation du jour. Le bâtiment semble penser pour les habitants, rêver à leur place d’un ordre tranquille.

 Le petit pont en bois

Elle voit le pont mince, presque disloqué, jeté au-dessus d’un filet d’eau. Le courant frôle les galets, emporte des feuilles, des morceaux de ciel. Un oiseau descend, boit, s’envole. L’eau continue, indifférente. Lavées, les marques sur le bois s’effacent. Le pont relie deux rives sans les rapprocher. En dessous le cours continue : la transparence, la dérive, la répétition des reflets. Le monde s’y tient en équilibre, immobile et mobile tout à la fois.

 Le palais indien désaffecté

Elle voit un enchaînement d’arches crevassées, de colonnes tordues par la chaleur. Des oiseaux nichent dans les interstices, des plumes flottent au-dessus des escaliers. Dans la cour, un bassin vide garde le dessin craquelé de son ancienne eau. Deux hommes vêtus de blanc balaient le sol, leurs gestes lents s’accordent au silence. Au fond d’une galerie, un portrait effacé laisse deviner un regard. La couleur s’est retirée des murs comme un fleuve rentre dans sa source. Le palais s’étend, immense et inutile, rempli d’un passé qui n’appartient plus à personne. Le vent y circule librement, soulevant la poussière que le jour fait tournoyer avant de la dissoudre.

 La cabane dans les arbres

Elle voit une construction suspendue entre les troncs, fragile et penchée, où les planches se séparent parfois et la corde du ponton se détend sous le vent. La forêt s’étend alentour, un réseau dense de feuillages et de lianes bruissant. Les feuilles captent la chaleur et la réfractent par intervalles. À l’intérieur, des objets demeurent : une lampe éteinte, un cahier humide, des bestioles dessinant sur le bois leur propre cartographie. Le lieu semble suspendu entre permanence et disparition, un équilibre offert à l’observation de qui voudrait le contempler.

 Les bougies de Yad Vashem

Elle voit une salle où dansent des milliers de flammes sur des parois de verre, multipliées en ce labyrinthe de miroirs. Le sol absorbe la marche des visiteurs, les sons s’estompent, discrètement. Des prénoms murmurés traversent l’air, à peine audibles, déposés dans une lenteur qui semble contenir le poids de l’histoire. Aucune image ne s’impose, seuls des éclats répétés, des inscriptions suspendues dans le temps. L’ensemble forme un espace de conscience pure, où chaque nom se tient dans une intensité fragile, révélant l’ampleur des absents.

 Le défilé des enfants

Elle voit la rue envahie de couleurs, les capes et masques pliés par le vent, les rires se dispersant dans l’air. Les enfants avancent en désordre, parfois s’écartent, parfois se rapprochent, dans un rythme instable que les tambours essaient de contenir. Des bonbons roulent sur la chaussée, éclatant sur le pavé. Les nuages glissent au-dessus des toits, rythmant la scène de silhouettes et de clartés passagères. La rue devient un espace animé, vibrant de gestes maladroits et de joie partagée, une énergie qui ne cherche rien d’autre que sa propre continuation.

 L’arrivée de la course

Elle voit la neige tomber en grains serrés recouvrant la rue barrée et les rubans de signalisation. Les coureurs surgissent par intermittence, le visage fermé, les muscles tendus. Leurs corps avancent dans une cadence ponctuée par la résistance du froid. Le public se tait ou crie à peine, tandis que les derniers participants franchissent la ligne, des bénévoles ramassent gobelets et drapeaux, la scène reprend son calme. Seule reste l’ampleur du mouvement, le relief des efforts et la régularité ténue des pas tapissés de poudreuse.

 Les danseurs de tango

Elle voit la scène installée au milieu du jardin, les corps des couples glissant les uns contre les autres avec mesure et intensité. Les robes décrivent des arcs dans l’air chaud, les chaussures à talons aiguille frappent le plancher dans un rythme précis, parfois vacillant. Le public reste silencieux, attentif, captant la vibration des gestes. Le bandonnéon souligne les mouvements, ponctue l’espace de sa densité sonore. Tout s’inscrit dans un équilibre fragile où la précision et la gravité s’entrelacent, sculptant un espace vivant, que rien n’interrompt.

 Les enfants au trampoline

Elle voit un carré noir tendu sur un cadre métallique, au milieu du jardin. Les enfants se projettent vers le ciel, retombent en un élan qui rebondit sur les cordes et le métal. Leurs cris éclatent, se dispersent et reviennent, formant une pulsation irrégulière. Leurs visages, tournés vers le haut, se mêlent au bleu du jour. Autour, les arbres forment un cercle, ils protègent du vent. Le jeu continue, répété sans fin, une énergie qui ne cesse de s’élever et de se dissiper dans l’air, instaurant un rythme, indépendant de toute observation.

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