#histoire # 08 | M. en revenant

Il faut que je m’habitue, il faut que je m’y fasse. J’aurais pu me retrouver devant la grande maison en un éclair d’instant mais j’ai tenu à passer par la petite place de l’ancienne gare, disparue comme moi et l’aborder comme venant à pied à partir du virage qui permet de la voir se rapprocher au rythme des pas. C’est bien elle, en hauteur, intégrée depuis si longtemps au paysage des demeures avoisinantes, silencieuses, héritières discrètes d’un art de vivre réservé à ceux qui ont eu la chance de ne pas naitre dans le besoin ou d’avoir été épargnés pour des raisons troubles par les grandes catastrophes. Elle est toujours debout, comme quand j’y suis entré, orphelin, à peine adolescent, après la guerre. Elle laisse à présent échapper d’autres rires, des appels, des voix d’enfants et d’adolescents comme avant, quand cette maison était la mienne, la nôtre. A part le bâti, elle n’a rien à voir avec les autres, et c’est comme un bouleversement qui envahit mon ombre portée. Là, ce n’est pas pour moi un retour au pays : je n’ai pas vraiment de pays depuis l’exil et l’assassinat des miens. Pourtant elle me donne cette impression, massivement, dès que je la revois. C’est que j’ai vécu entre ses murs, dans une de ses chambres — à l’époque, il s’agissait plutôt de dortoirs. Si je voulais, je pourrais entrer en traversant les épaisseurs, les obstacles et profiter de ma condition de disparu pour circuler partout sans être vu. Mais alors, je trahirais mon souvenir et jouer les espions ne me va pas. Je préfère donner du poids au lieu en passant par la chair des mots qui gardent la mémoire du corps et des circulations de l’époque. Je ne traverserai pas les murs. Me voici devant la petite porte latérale par laquelle nous entrions. Elle est condamnée par mesure de sécurité ; le trottoir est trop mince et les enfants avaient tendance à traverser la rue sans voir les voitures qui prennent la pente que je remonte pour passer par le portail situé en haut, au bout de la petite cour. Il laisse passer les livreurs, les voitures des éducateurs et les questions. Il est accompagné d’une petite porte qui théoriquement s’ouvre avec un code mais la clenche est souvent dégagée et on entre comme dans un moulin. Je me dirige vers l’ancien accès, qui donne dans la maison-mère sans passer par le sas administratif — de mon temps, il n’existait pas. Au premier étage, le seul bureau de Frania, précédé d’une bibliothèque faite pour engranger au calme bien des attentes, tenait lieu de centre de décision, de cœur battant, avec à la clé un soupçon de peur et le désir de se retrouver face à la petite dame un peu âgée au fort accent grave qui te demandait toujours comment ça allait à l’école avant d’explorer le dernier incident ayant déclenché ta colère, tes larmes ou ton exclusion. La voix de Frania ne résonne plus dans l’escalier qui transporte d’un étage à l’autre, les corps et les vies des enfants auparavant qualifiés de placés comme je l’ai été à leur âge. Au rez-de-chaussée, là où s’enracine l’escalier plus que centenaire, une porte sur la droite donne sur un autre escalier menant au sous-sol. Autrefois, avant les mises aux normes et aménagements nécessaires, on prenait les douches dans la cave et je m’attends encore à voir passer sous cette porte close la buée chaude des ablutions souterraines. A gauche, c’était la salle-à manger, tout près de la cuisine séparée de la salle par une porte à guichet par lequel on passait alors les plats. Avoir le cuisinier comme allié était essentiel de mon temps car même si Frania se décarcassait auprès des autorités pour améliorer l’ordinaire, nous avions toujours faim et arrondissions les desserts avec quelques descentes clandestines dans la réserve où nous attendait un peu de douceur en forme de grandes boîtes métalliques remplies de crème de marrons. Aujourd’hui, c’est un air qui m’arrache à la descente : quelqu’un chante dans la cuisine dite centrale. La porte de la cuisine est ouverte et donne sur l’ancienne salle-à-manger devenue salle de réunion, lieu de passage redistribuant les espaces attenants. La cuisinière fredonne un negro-spiritual, comme si le chant de la cuisine se transmettait chaleureusement de génération en génération. Je m’écarte pour faire place à un petit garçon qui pousse sa trottinette et s’approche de la cuisine en demandant : c’est bientôt l’heure ? Il ne me voit pas mais je sais pourquoi il est là et pourquoi je suis revenu.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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