#histoire #09 frontière et dignité

La petite fille hurle, elle pleure, on l’entend depuis la zone des arrivées. Sa mère, surement, la retient, essaye de l’entourer de ses bras, la petite fille continue de se débattre, et de jeter sa rage aux visages des policiers aux frontières qui l’entourent. On comprend qu’ils lui refusent, à elle et sa mère, l’accès à l’avion. Elle ne pourra pas retrouver son père, aujourd’hui en tous cas. «Il faut une autorisation paternelle pour quitter le territoire », pourtant son père l’a quitté, le territoire, et c’est lui qu’elles souhaitent rejoindre. Sa mère retient ses propres sanglots. Contrairement à l’enfant, elle sait que depuis les événements, un geste, un regard, un tressaillement, peut être lourd de conséquences. L’enfant l’apprendra bien rapidement. Son regard est noir et elle ne le décroche pas des yeux d’un des gradés. Le visage fermé, celui-ci s’approche d’elle, défiant, on aimerait croire à un adolescent maladroit voulant intimider, on espérerait voir un coin de sa bouche se dérider, on pourrait penser qu’il joue à faire peur, que toute cette scène, sa tension, la tristesse et le désespoir d’une enfant face à un mur d’uniformes, face à l’absurdité d’une administration aveugle, n’est qu’un jeu, on espérerait un sourire qui ferait tout retomber, et qui serait suivi d’accolades et de chaleur, mais non, le gradé s’accroche au sérieux, et lui dit ces mots qui sonnent ridicules à l’oreille de la petite « Regarde-moi bien, continue à me chercher et tu verras ». Si la situation n’était pas aussi dramatique, on aurait ri. L’enfant ne hurle plus. L’enfant ne baisse pas le regard, les yeux du militaire cillent. Elle se redresse, dans un silence de théâtre, elle empoigne la main de sa mère, et à deux, l’enfant initiant le mouvement, la mère emboîtant le pas, elles se dirigent vers la sortie, vers le hall qui ne résonne plus que de leurs pas. Chaque témoin les suit des yeux, dans leur lente procession, ehh makansh – il n’y a plus un son. Bahia de l’autre côté de la vitre séparant les départs des arrivées, sent la tension se relâcher, se rend compte qu’elle avait la main sur sa bouche, comme pour s’empêcher de vomir ou de crier. Des larmes coulent doucement, elle reconnait la résilience de l’enfant.

Son pays de naissance, son enfance, se rappellent à elle par des chemins sensibles.

Son périple, car pour arriver jusqu’ici Bahia avait fait tout un voyage, n’aura été qu’un long parcours laborieux. On ne traverse plus les frontières comme avant, depuis les événements. Il a d’abord fallu aller refaire son passeport et répondre à une enquête. Un soupçon pèse sur tous ceux et celles qui ont déserté le pays depuis le séisme. Bahia n’y avait pas remis les pieds depuis plusieurs années pourtant, bien avant les premières secousses. On devait justifier son absence. Une journée entière était désormais nécessaire pour se procurer un billet d’avion : on devait aller à l’agence au petit matin – une seule pour tous les ressortissants – faire la queue, assis sur le trottoir, debout contre un mur, immobilisés dans la rue, face à des passants qui ne comprennent pas cette foule arrêtée là, essuyer cette honte d’être empaquetés, tenus de rester à la porte de cette agence de bureaux aux vitres fumées, devant presque demander l’aumône pour se procurer un ticket retour, qu’on payerait d’une somme monstrueuse pourtant, mais rien ne coûtait aussi cher que cet affront, de devoir être regardés, inspectés, détaillés comme du bétail, rien n’avait coûté aussi cher que cette attente pour Bahia, qui avait pensé mille fois tout plaquer – tdir k’roi ‘la dzayer– et ne jamais plus retourner dans son pays de naissance, rien n’avait coûté aussi cher dans ce voyage que de devoir garder fièrement la tête droite, de ne jamais courber l’échine, imaginant un fil invisible reliant l’arête de son nez au ciel, l’aidant à maintenir un port de tête altier. Toute sa dignité se ramassait là dans son maintien infaillible, dans son nif. Ce jour-là, billet d’avion en poche, elle était rentrée après le coucher du soleil, le ventre vide, elle s’était écroulée sur son lit, tombant dans un sommeil de plomb.

Alors, à ce moment précis, derrière la vitre des arrivées, après avoir passé des heures entassées dans l’avion – le vol en soi ne dure que deux heures, mais les contrôles de sécurité obligeaient à rester enfermés dans l’appareil, figé au sol pendant plusieurs heures, avant le décollage et après – face à cette petite fille dont le corps parlait déjà le langage de la résistance, de la résilience, et du courage silencieux, Bahia s’autorise à laisser courir des larmes, qui suivent le sillon de ses doigts, encore plaqués sur sa bouche, et s’infiltrent sous sa manche, mouillant le tissu et lui laissant une humidité désagréable sur le bras.

Sortir maintenant.

A propos de Lamya Ygarmaten

de prof à rédac chef, j'aime bien lirécrire.

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