C’est peut-être son dernier voyage, puisque c’est sa dernière dizaine. Il n’a pas voulu qu’un taxi vienne le prendre chez lui puisqu’il peut encore se déplacer tout seul. Un bus d’abord, qui l’extrait de son allée du dix-neuvième arrondissement-refuge, et l’emmène gare du Nord. On s’installe facilement dans la chenille urbaine en montrant patte blanche ou plutôt en faisant sonner le passe Navigo dont la gratuité tient à l’âge plus qu’au statut de victime. Ça défile, de Simon Bolivar au boulevard de la Chapelle en passant par la rue du Faubourg Saint Martin avec tous les souvenirs qui miroitent aux parages du quai de Jemmapes. La descente du bus est délicate car l’écart s’est creusé entre le petit homme et la hauteur des marches mais il en a vu d’autres et le hall de la gare du Nord abordé ensuite puis le quai 35 de la ligne H sont facilement accessibles. M. peut même regarder monter et descendre sur les escalators fluides et lumineux toutes les silhouettes immobilisées quelques minutes avant de reprendre leur course folle. Le transilien est à quai, impeccable dans l’attente bien réglée. On s’installe dans un espace presque luxueux, avec au plafond un ciel d’étoiles douces, des sièges confortables aux couleurs vives — ça change des petits gris, les vieux trains du réseau Nord usés par le roulage, enfumés quand les cigarettes tyrannisaient l’espace public, rajoutant de l’étouffement à la saleté des banquettes de skaï orange, souvent sales et lacérées. M. sursaute, c’est le départ. On ne se fait pas à la fermeture des portes, comme un claquement sec de guillotine, un couvercle de cercueil qu’on rabat — l’image resurgit comme si l’évasion avait eu lieu hier. Le train quitte lentement la partie couverte, la zone d’avant gare, les faisceaux de garage. On longe les murs tagués et graffés depuis trente ans et on se dit qu’on est dans un musée à ciel ouvert, avec des inscriptions incompréhensibles. M. s’est assis près de la fenêtre, à gauche du couloir pour mieux voir à l’extérieur ce qui se passe dans sa tête, au chaud sous sa casquette Belleville à carreaux. A l’époque, on apercevait déjà le grand dessert du Sacré-Cœur au-dessus de la mêlée quand on revenait de l’école d’électricité, quelques années après la Libération. On revoit les toits en dents de scie des ateliers reconstruits, puis dégradés par le vieillissement, et enfin supprimés ou réhabilités. Toits comme une série de M juxtaposés, des W retombés sur leurs pieds. Le monde monte ou descend à Saint-Denis, première station. Avant le claquement des portes, une odeur de brochettes grillées sur les caddies du parvis s’engouffre dans le compartiment. Remontent à la surface les autres voyages ou déplacements, professionnels ou pas. Ceux de l’adolescence, les premiers, quand on bougeait collectivement avec Frania vers la Savoie ; ceux du métier quand on partait vérifier les installations électriques ; plus tard, ceux du Secours populaire, quand on accompagnait d’autres enfants qui voyaient la mer pour la première fois ou quand on roulait pour transporter les dons dans des entrepôts pour la redistribution. Le train repart, arrêt Epinay-Villetaneuse : on a sur la gauche un café accueillant, avec possibilité de nourriture à emporter, à portée de quai, une bonne idée pour les étudiants de l’autre côté. Ensuite, après les pavillons tout du long — avec toujours cet homme qui aère à la même heure draps et couvertures sous l’œil des passagers —c’est Deuil-La Barre, et on se souvient de l’impression aigüe de ne pas comprendre pourquoi le mot Deuil à cet endroit du parcours, de la vie, de la ligne, comme si on prenait chaque fois un coup au passage. Et puis Enghien-les-Bains, la ville du lac et du nouveau départ, reliée par le Refoulons aux communes perchées. On sautait alors d’un train à l’autre pour apprendre puis pour travailler, aller et retour vers la Maison avant de la quitter. M. y retourne. Au lieu du Refoulons, une vieille C4, bonne routière gris-bleu, conduite par une brave dame, l’attend au Stop-arrêt devant la gare pour lui faciliter les derniers kilomètres. On roule encore, vers le haut de la butte-témoin, on maudit au passage les ralentisseurs — gendarmes couchés— on voit en contre-plongée la collégiale flamboyante exempte de bombardements, on longe au ralenti l’avenue Emile avant d’être saisi, juste après l’ample virage, par la haute demeure comme par toutes les histoires qui s’échappent d’elle, et dont on fait partie. Retrouvailles. Photos rares sorties de la sacoche apportée par M, explications, rires, prochain rendez-vous en vue. Ce n’est qu’un au revoir, tout ce qu’on se dit. On redescend : même voyage dans l’autre sens. Avec des nuances. On sait bien que le prochain voyage ne sera vraiment pas le même mais d’ici là, on roulera encore, avec sur la tête une casquette de titi parisien et sur les épaules le poids d’un manteau ou celui d’un cercueil dont on est sorti enfant.