#histoire #10 | derrière l’instant

Voilà comment ils sont : des personnages figés dans un bocal, êtres vivants prisonniers d’un instant et d’un lieu, victimes d’un arrêt du temps rendant la perception fausse erronée irréelle pour laisser apparaître autant de mirages qu’ils sont dans un tableau révélant ce qui se passe exactement ce dimanche 7 septembre 2025 à 12 h 50 sur la place Saint-Sulpice à Paris. 

Non, voilà comment elle est : une petite fille n’aimant pas jouer à la marelle, surtout seule, surtout en jupe, surtout sur le parvis d’une église et préférant mille fois regarder un vieux dessin animé à la télé ou encore s’épancher sur les réseaux sociaux pour raconter sa solitude dans la pièce de théâtre qu’est sa vie au côté d’une mère, elle le sait, qui n’a de cesse de jouer la comédie.

Non, voilà comment elle est : déversant toute sa frustration de femme inaccomplie devant un parterre de paroissiennes et paroissiens sentant l’eau de Cologne, faisant du vent avec ses mots, se grandissant bien au-dessus de ses angoisses, se forçant à ne pas regarder, ne pas y penser même, cet homme puant le vin allongé sur un banc derrière elle qui, elle le sait, la fixe du regard.

Non, voilà comment il est : un être de chair et de pensées regardant passer le temps comme un train filant devant ses yeux dépourvu de la volonté de s’accrocher à un wagon parce que non, parce que plus, parce qu’un grand vide l’a envahi et que sa silhouette s’est effacée du monde, il le sait, pendant qu’une religieuse se fait un selfie devant la fontaine à quelques mètres de lui.

Non, voilà comment elle est : une âme, juste une âme cherchant son reflet sur un écran de téléphone portable dans ce jour resplendissant de bonheur au bout du chemin qui l’a conduite jusque là si près de ses croyances, elle le sait, et de ce Dieu qu’elle veut omniprésent devant l’église qui le consacre jusqu’aux notes que l’organiste inspiré a fait résonner dans tout son corps.

Non, voilà comment il est : tout à sa musique assis dans l’autobus qui le ramène chez lui pianotant avec ses doigts agiles le dos de son cartable en cuir posé sur ses genoux, encore imbibé des mesures de Widor qui l’accompagnent avant que la réalité ne le rattrape, il le sait, dans le bourdonnement du véhicule que la conductrice experte fait démarrer.

Non, voilà comment elle est : concentrée sur sa tâche, l’œil fixé sur le rétroviseur extérieur, les mains enroulant le large volant et le faisant tourner pour quitter l’arrêt de l’autobus, évoquant sans relâche comme un refrain qui ne la quitte pas, l’image de sa fille restée à la maison et qui l’attend, elle le sait, sans se douter qu’un homme assis sur un banc à l’extérieur la regarde manœuvrer.

Non, voilà comment il est : ses yeux sont grands ouverts et il tente d’absorber tous les détails de l’instant parce qu’il veut ressentir ce que Georges Perec a pu vivre en tentant d’épuiser ce lieu parisien un demi-siècle plus tôt, il le sait, rapportant au crayon gris dans son Moleskine à rabat les fruits de son attention, comme ce chien immobile qu’il va découvrir une fois l’autobus parti.

Non, voilà comment il est : interrogatif, incompréhensif, obéissant, dubitatif, calme, perplexe, sagement assis pendant que sa maîtresse gesticule lui expliquant qu’il ne faut pas traverser la route en courant, ce qu’il n’avait nullement l’intention de faire, mais qu’il ne peut pas dire parce qu’il ne peut pas parler, bien sûr et il le sait, contrairement à l’homme qui s’épanche au téléphone.

Non, voilà comment il est : calme et posé, à l’opposé de l’image qu’il renvoie, agité pourrait-on penser, énervé, agacé, alors que c’est tout le contraire, tout du moins le pense-t-il, expliquant au téléphone qu’il ne faut pas, même si ce n’est pas sûr et il le sait, mais qu’il faut quand même ne pas, c’est important, pendant que le serveur du Café de la Mairie semble penser tout le contraire.

Non, voilà comment il est : maniant les verres, les tasses et les bouteilles, débarrassant la table, l’essuyant avec son chiffon, demandant ce que ces dames voudraient bien prendre et réajustant les chaises autour de la table, sans penser une seconde à autre chose, surtout pas qu’on est dimanche et que le dimanche, il le sait, une joggeuse traverse toujours la place à cette heure-ci.

Non, voilà comment elle est : pressée de rentrer chez elle et de filer sous la douche, laisser couler l’eau chaude sur sa peau pour la laver de tant d’efforts, jurant que c’est bien la dernière fois qu’elle court comme ça, perdre son temps pour souffrir alors que, elle le sait, ce dimanche ensoleillé de fin d’été mérite mieux : respirer, lire, rêver, faire des projets et rêver encore.

Voilà comment ils sont tous : insouciants des instants à venir dont celui en particulier qui, dans quelques minutes tout au plus, va tout changer quand un corps tombé du ciel viendra s’écraser au beau milieu de la place Saint-Sulpice. Mais ça, ils ne le savent pas.

Photo de Alexey Demidov sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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