Dans la foule, au bout des quais, tu distingues une silhouette qui tient un panneau sur lequel est écrit ton nom.
Non, d’abord tu n’as vu que le panneau. Que ton nom. La silhouette, la personne qui est derrière, tu ne l’as vue qu’après. À peine. Pour toi, ce n’est qu’une silhouette, un « type » comme tu dis. De petite taille.
Tu ne l’as pas regardé.
Tu n’as retenu que la manière dont il parle de Serge, avec « des majuscules plein la bouche ». Ce qui, pour toi, est de l’obséquiosité.
De lui, tu n’as retenu que le porteur de valise, le chauffeur, l’homme à tout faire. Pas l’homme.
Tu ne sais rien de lui, hors ce service qu’il te rend. Tu ne l’as pas regardé.
Comme tu n’as pas regardé cette femme qui t’a vendu un journal à la Gare du Nord, ni ce chauffeur de bus. Si tu les rencontrais chez Pierre, à une soirée, tu ne les reconnaitrais pas. Tu vas me dire que tu ne risques guère de les rencontrer chez Pierre. Et c’est bien là ton problème. Ces hommes et ces femmes, tu ne les vois que comme des éléments de décor, des figurants, des utilités sur le théâtre du monde.
Tu ne regardes pas. Tu évalues, tu classes selon tes préjugés, ceux de ton éducation, ceux de ton groupe. Contrairement à ce que tu affirmes bien haut, tu méprises les Jérémy. Oh ! certes, tu n’iras pas jusqu’à les appeler des « sans-dents ». non, tu ne le te permettrais pas. Ce serait tellement contraire aux convictions que tu affiches.
Mais examine-toi. Tu ne veux pas te l’avouer, mais tu le penses.
Que sais-tu de Jérémy ? son prénom, son rôle dans la vie de Serge, bientôt dans la tienne.
Tu as accepté dans le contrat passé avec Serge de continuer à employer Jérémy. Comme jardinier, comme aide, comme factotum.
Tu ne sais rien de lui. Juste qu’il était utile à Serge bientôt aveugle, qu’il lui rendait service, qu’il l’aidait. Que Serge te l’a, pour ainsi dire, légué.
Mais de sa relation à Serge, tu ne sais rien.
De sa mère, que Serge employait aussi occasionnellement, tu ne sais rien non plus. Ni des rapports de Jérémy et de sa mère.
Tu ne sais pas qu’elle l’a élevé seule. Que le père est parti un soir acheter des cigarettes et faire de la monnaie un billet de cent francs en poche. Et qu’ils ne l’ont jamais revu.
Jérémy avait huit ans.
Il en a une quarantaine aujourd’hui. Son crâne s’est déjà dégarni. Il n’est pas très grand.
Tu n’as pas remarqué son bras gauche. Légèrement atrophié. Suite d’un accident du travail qui lui a fait perdre son emploi de conducteur d’engins agricoles.
Tu ne sais rien de Jérémy.
Tu n’as remarqué que sa veste camouflage.
Il aime les chiens et sait s’occuper des animaux.
Mais rien ne dit qu’il soit chasseur.
Tu ne sais pas s’il aime le foot, s’il est un « sang et or », un supporter du F.C. Lens.
S’il s’est créé un avatar de super-héros pour zoner sur les forums du darknet.
S’il a des tatouages.
Peut-être à cause de sa petite taille et de sa voix trop aiguë, tu l’as classé comme célibataire.
Tu ne sais pas s’il a une petite amie. Ou un petit ami.
Tu ne sais rien de sa vie.
Tu ne sais rien de Jérémy.
(suite de #09)
Une histoire qui se construit bien grâce aux propositions de François Bon, J’aime vous lire.
Merci Émilie!
Les propositions de FB sont en effet très stimulantes.
En te lisant, je me rends compte que le négatif est un outil indispensable à la mise en reliefs d’un personnage. Un peu comme les zones d’ombre en dessin, voire dans la sculpture. Déterminer ce qui n’est pas, c’est mettre la lumière sur autre chose, sur ce qui est. En tous les cas, ça grouille de vie cette histoire…
Oui, écrire sur ce qui est en creux. Les propositions de François Bon pour cet atelier sont très stimulantes!
Tres beau texte liant lumiere, ombre, interrogation, affirmation, la negation projette le questionnement dans une dimension charnelle, il fait emerger un homme, une vie, sa vie.
au plaisir de vous lire.
Merci.