# histoire # 12 (version 2) | hôtel en abyme

Formalités de l’accueil : se présenter. Passage obligé par le bureau-comptoir du hall, entrée plus ou moins grande. Peut-être des prospectus pour patienter avant l’échange avec une hôtesse professionnellement avenante, puis décliner l’identité, trace fragile, fausse parfois : ton nom, ta réservation. Toi comme tous ceux qui ont posé leurs bagages dans ta vie pour un temps, te traversant pour se rendre dans leur chambre provisoire, dans leur cache, dans leur parcelle anonyme. On te remet l’avatar d’une clé, passe magnétique que tu inséreras dans la porte, déclenchant à la fois l’ouverture de la porte et celle des lumières embusquées aux endroits stratégiques — atténuées quand elles jouent le rôle de lampes de chevet près du lit, crues dans la salle de bain et dans l’entrée. Froides. On te donne l’heure du service petit déjeuner collectif dans la salle du bas mais si tu préfères, on apportera dans ta chambre le carburant du démarrage.

Une fois les vérifications faites, tu te déplaces dans ton histoire vers ton refuge du dernier étage, après avoir mémorisé ton numéro, côté impair : tu n’es pas là pour errer mais pour te poser dans une parenthèse. L’ambiance est plutôt feutrée avec discret rappel des règles. Respect des haltes adjacentes inconnues, courtoisie élémentaire allant du bonjour au bonsoir, pas de bruit intempestif qui risquerait de briser le transit des images revenantes.

D’ailleurs, dans l’attente devant l’ascenseur, se présente la première : une jeune fille à l’ombre de son grand-oncle et de sa grand-tante qui lui ont offert un voyage à Rome pour la récompenser d’avoir obtenu le diplôme initiatique. L’hôtel brille de mille feux dans sa mémoire ; le responsable cravaté et volubile est aux petits soins. C’est trop. Que lui a-t-on dit pour qu’il se croie autorisé à être intrusif ? Il veut bien faire mais il ressemble aux lieux : trop parfaits, trop étudiés. Vivement la chambre. Mais c’est du pareil au même, tous les détails sont pensés, jusqu’au savon parfumé avec la rosa Prima, dont les pétales se retrouvent aussi disséminés sur le dessus de lit. Dessous, l’espace du repos est un piège moelleux qui va l’engloutir. La jeune fille ne se laissera pas faire : prise de colère, elle balance par-dessus bord couette et courtepointe dorée, arrache le matelas à son sommier luxueux et le pose sur le plancher ciré et classé. Un tsunami dans la chambre, sens dessus dessous. Mais au moins, elle sera un peu comme chez elle, avec juste un matelas à même le sol. Il faut l’excuser, c’est une originale, dit le grand-oncle chaperon au manager interloqué.

L’ascenseur arrive, signalé par un bruitage standard qui t’extrait de la scène flottante. Les portes s’ouvrent mais au moment où tu t’apprêtes à appuyer sur le sept dans le tableau de commande, l’ascenseur sans doute déjà appelé par quelqu’un d’autre entame sa descente. Moins un. Tu décides de te hasarder, pour voir. Arrêt brutal. Le long d’un couloir voûté, qui ne ressemble en rien à l’espace confortable du rez-de chaussée, stationnent des chariots métalliques sur lesquels sont entassés draps et serviettes froissés. On se croirait dans un hôpital. Comme une file d’attente prête à effacer les miasmes des nuits précédentes pour inventer des chambres nettes, des nouvelles. Au bout du couloir à peine éclairé, dans une buée de lessive, grondent des lave-linges grand tambour. De l’autre côté s’échappent des bruits de vaisselle et les odeurs d’une nourriture trop lourde. Toujours personne. On avance un peu : une porte coupe-feu, un escalier fléché vers le moins deux. Autre dessous, avec d’autres portes qu’on a envie de pousser, tant qu’à être là. Sur la première, on peut lire : Objets trouvés. Elle n’est pas verrouillée. A l’intérieur sont alignés des dizaines de vêtements – beaucoup de vestes sur un grand portant mais aussi des robes brillantes—, des sacs éclectiques, des boites superposées dont on peut penser qu’elles contiennent bijoux ou petits accessoires. Et des armes factices alignées sur une grande étagère. Tu sors vite et lis ce qui est écrit sur l’autre porte : Collections. Facile à ouvrir, elle aussi. Dans l’ombre, on distingue des vitrines — leurs reflets, leurs contenus soigneusement disposés – couverture pliée près de la couverture d’un livre ; feuille chiffrée ; bouteille de redrum, sari chatoyant, dédale miniature ; albums ; roulette ; chartes graphiques pour établissements hôteliers ; montre de poche ; valise à soufflets. Des pas et des voix se rapprochent. Attendre qu’elles passent et s’éloignent. Tu files, et retrouves le moins un, l’attente devant la cage puis le nouveau départ dans la structure.

L’ascenseur lentement s’élève, franchit le zéro et fait halte au premier après disparition des espaces précédents, absorbés par la remontée. Une rumeur s’infiltre quand de nouveau les portes s’ouvrent après l’annonce suave de la voix numérique. Tu descends là en te demandant ce qui a lieu : sur les murs du couloir, est peinte une fresque rassemblant les visages du Black Power – Ella, Miles, Nelson, Angela. Vont-ils surgir des chambres dont toutes les portes sont fermées ? Du jazz en sourdine est diffusé par des haut-parleurs invisibles et se répand jusqu’à une salle déserte où est dressé le couvert pour le dîner d’un groupe de cadres invisibles qui prendra tôt le lendemain le train de sept heures destination Nevers, côté incubateur de projets.

Après l’écart, l’ascenseur rappelé poursuit son itinérance verticale. Tu penses à ton déplacement récent, quand tu avais voulu voir de près l’hôtel choisi pour accueillir les survivants. Une plaque sur un mur — le minimum— et à part elle, les marqueurs du centre d’accueil aux sept étages, alors réquisitionné pendant cinq mois ont disparu, engloutis par les mirages du grand luxe. Dans le hall où s’agrégeaient attentes, corps résiduels encore debout, questions brûlantes, vérification des identités, stations devant les listes de noms, cris quand on ne retrouve rien ni personne, marée de voix venues aux nouvelles, dans ce même hall cinq étoiles, c’est le palace qui l’emporte désormais : ambiance parfaitement soignée, gestion haut de gamme, culture rappelée, visages lissés. Accord parfait. Pas de lit démantelé par un artiste de l’entre-deux guerres ou par une étudiante idéaliste de passage. Tout est étudié, les clients sont triés sur le volet. Prix de la nuit : plus de mille euros. Dans le hall, pas de portraits : les photos de visages émaciés aux trop grands yeux fixes, seraient de mauvais goût dans l’ambiance subtilement exotique des lieux. Et de toute façon, les revenants n’ont pas de visages.

L’ascenseur du dedans poursuit sa navigation. Casque de réalité virtuelle dans le système nerveux. Ralentissement, arrêt signalé par tintement et voix enregistrés. Les portes de sécurité s’ouvrent et te voici dans le vieil hôtel polonais remonté à la surface. On se retrouve là, avec les enfants, dans le large périmètre de la ville occupée, ravagée, reconstruite. Il faut reprendre des forces On va chercher les traces de Janusz, près de l’orphelinat, près du lambeau de mur, dans le cimetière où il n’est pas — et pour cause. On parle de tout ça dans un grand salon étouffant, assis dans les fauteuils et canapés d’un rouge fané, autour de la table basse couverte d’un grand napperon blanc sur lequel sont posés des livres, des cartes et ton carnet. On se croirait dans une scène du Dernier métro. Ils n’aèrent jamais ici ? lance l’adolescente en cherchant à ouvrir une fenêtre condamnée avant de monter se coucher dans une chambre trop grande.

Des rires se rapprochent, l’ascenseur achève sa trajectoire. Un petit groupe attend au dernier étage : terminus pour toi, et eux les volubiles redescendent. Etage, comme bloc du dernier paragraphe. Couloirs fléchés, capitonnés, amortissement. Tu te trompes de côté : à l’angle, côté pair, une embrasure donne sur l’arrière du bâtiment double. Tu jettes un coup d’œil à l’extérieur : les phares et éclairages urbains projettent les découpes des ombres portées quand la roue tourne. Images fugitives, sécrétées à l’instant, litanie

hôtel où tu as failli atterrir pour échapper aux dangers d’une longue route infernale, avec brume, pluie bruyante, phares aveuglants des camions doublés. Il faudrait sortir, prendre l’embranchement suivant. Mais le motel qui surgit sous les réverbères est tellement glacé, désert et triste avec fenêtres comme meurtrières noires que tant pis, tu prends le risque de ne pas t’arrêter

hôtel où est hébergé provisoirement le jeune migrant qui n’a pas droit de cité : assis sur un coin de lit à la limite, il regarde le téléphone posé près de lui. Prêté pour faciliter ses démarches. Il a fait son possible, il n’a plus qu’à attendre ; le téléphone ne sonne pas. Il va falloir sortir pour chercher de quoi manger. Pas de service restauration sur place

hôtels des voyageurs, à portée de gares. Après avoir accompagné, parlé, tenté de convaincre : retrouver chaque fois un lieu juste pour se taire, prendre une douche réconfortante, se sécher avec la serviette propre prévisible, s’allonger, une fois posé sur la table, près de la bouilloire, le carnet

entrée du tout petit hôtel, à peine éclairée comme d’une auréole ce soir-là au coin de la place, un chat posté près de la porte et l’église monumentale en arrière-plan. Un couple clandestin, des retrouvailles, histoire d’avant définitivement quittée pour chacun d’entre eux. Petit jour, nouvelle vie

La lanterne magique s’éteint.

Demi-tour dans le couloir, c’est dans l’autre sens : tu finis par trouver le numéro de ta chambre, l’impair. Tour d’horizon rapide : les classiques du lieu y sont. Lit au centre, lumières de chevet, basiques comme vestales froides, murs plutôt clairs, neutres, carré de la salle de bains en ordre. Une fenêtre, donnant sur le canal et le bassin, à portée de mots. Tu repères la passerelle métallique taguée que tu as empruntée pour arriver sur le tard à bon port, après l’intervention. Le long du canal, déambulent quelques silhouettes : elles se reflètent dans l’eau encore éclairée. L’une d’entre elles est petite, c’est celle d’un homme portant une casquette. Il est en grande conversation avec une femme un peu plus grande que lui, elle semble le protéger. On dirait… Mais non. Extinction des feux : ni vue ni connue, quelque part dans l’infini des chambres d’hôtel, tu échappes aux poursuites en empruntant les souterrains du sommeil

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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