autobiographies #13 | quand nous étions pauvres

Elle, cette voix qui crie, hurle et me terrifie. J’ai six ans ou peut-être sept, c’est dans la nouvelle maison, celle qu’on habite depuis peu, c’est dans la cuisine. Je rentre de l’école. Elle crie contre mon père à propos d’argent, d’argent qu’il ne lui donne pas, dont elle n’a pas assez pour faire les courses, pour faire à manger. Cette voix terrible qu’elle prend quand nous faisons de très grosses bêtises, mes frères et moi. Cette voix qui dit son épuisement, son envie de tout quitter, de partir, de tout laisser en plan. Elle l’a dit aussi. Elle va prendre la voiture et on ne la reverra plus. Elle l’a dit cela aussi et c’est peut-être ce qui me terrifie. J’emporte sa voix au fond de moi. Cette voix me hante. Je ne peux la partager avec personne, surtout pas avec mes frères qui ne l’entendent pas. C’est un secret que je porte seule, que nous sommes pauvres, que nous risquons le pire. Pas le divorce, je ne sais même pas ce que c’est, mais l’anéantissement. Un secret honteux et douloureux qui hante mon enfance. Aucun signe de misère chez nous, mais je suis incapable de le comprendre. Il y a toutes sortes d’infimes différences qui nous distinguent, j’en suis sûre, dans le regard des autres. La preuve, ce drôle de chapeau que je porte à la récréation. J’envie la maison que construisent les parents de mes amis, toute neuve, deux appartements jumeaux auxquels on accède par un escalier à partir d’un un très vaste sous-sol, avec devant un immense jardin potager. Chez nous, c’est une vieille maison. Les grandes baies vitrées, la terrasse dallée, la pelouse et la salle de jeux au mur peint en tableau vert sont le signe de l’originalité de nos parents qui n’empêche pas la détresse financière. Nous n’avons même pas la télévision que nous allons voir une fois chez un voisin. Nos sommes assurément pauvres, de cette pauvreté qui nous vient de nos grands-parents paysans qui travaillent encore la terre et ont des bêtes. Il me faudra presque une vie entière pour remettre en perspective la situation de dépendance financière des femmes qui ont quitté leur métier pour élever une famille, leur incapacité juridique et économique avec la voix de ma mère. Un peu moins longtemps pour savoir qu’on parle beaucoup d’argent dans un couple, aussi uni soit-il, mais que c’est un secret bien gardé. Beaucoup de temps quand même pour comprendre que nous n’étions pas pauvres, pas du tout pauvres.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

15 commentaires à propos de “autobiographies #13 | quand nous étions pauvres”

    • Merci. Sincère, des choses que je n’avais jamais réussi à formuler et qui viennent grâce à ce Je anonyme qui devient un pacte entre le Je auteur et le Je narrateur. Je viens de lire Catherine Mavrikakis « Impromptu » et « Ce qui restera », pour moi une virtuose de l’autobiographie autofictionnelle. ça m’a portée.

  1. Ah oui! Un vrai virage là ! ces terribles terreurs de l’enfance, comme je m’y retrouve … Alors c’est toi la toute belle sous ce tout beau chapeau?

  2. formidable mouvement: du regard de l’enfant à celui de l’adulte. De l’intime et ses peurs au regard construit en surplomb