transversales #04 | à son arrivée

1.dans un gros plan le visage de la femme en noir et blanc est illuminé de moitié ǀ elle parle de façon discontinue ǀ  sa bouche tantôt s’ouvre se déforme tantôt reste figée ǀ

elle parle de l’attente heureuse de l’enfant rentrant de l’école avec des vêtements tout déchirés et tachés alors elle hurlait elle raconte

sa respiration les soulèvements de sa poitrine s’amplifient ou s’affaiblissent ǀ en accord avec les paroles émises ou tues ses silences ǀ son visage est une mer un paysage qui se ride et se déride ǀ elle fixe le sol ǀ et puis elle se tourne de profil soulève son menton vers ǀ la lumière inonde son profil ǀ

un homme plus jeune debout semble-t-il filmé depuis le sol parle un peu et baisse les yeux ǀ  lui adossé à un mur dans l’encadrement d’une haute porte à demi éclairée ǀ dans un plan successif sur une grille à cuire dans une cheminée sous un chaudron de cuivre : un poisson ǀ

la main de la femme s’en saisit ǀ et le dépose tout en parlant encore de l’enfance sur une assiette blanche creuse

à son arrivée elle aurait pu s’asseoir là près des fourneaux et attendre comme autrefois le lait chaud avec du miel et du thym que sa grand-mère lui préparait quand elle avait pris froid parce qu’elle aurait tardé à rentrer des jeux prolongés au grand air  vermeil durant l’hiver ou même en été alors que son grand-père partait en haut des collines de Sicile pour la procession de San Giuseppe ou en spectacle lors de représentations théâtrales qui animaient les villages et faisaient se retrouver les familles à bord d’utiles remorques de trains de marchandises au déplacement chaloupé lent et bruyant et qui semblait creuser sous les roches les heures de répétitions et de sacrifices passées (alors dans ces trains retenues en apnée et plus tard écloses relâchées sur scène en coulées de mots et d’yeux brillants à l’odeur de maquis et de pelage doux de brebis dans les amphithéâtres des campagnes la nuit)

à son arrivée elle n’aurait même pas parler imitant le Marco Polo des enfants du train quand il s’abrite derrière des silences entre les descriptions des villes traversées et rend compte d’autre chose en touchant les pièces en bois de son échiquier voit dans le regard de Kubilaï Khan les réussites limpides et oblongues et verticales de déchiffrage de ce dernier bien après les métaphores ; alors que cette protagoniste d’un des films de son école (à jouer sur les planches) soit la mère d’un enfant qu’elle revoit après 15 ans, aurait, elle, fixé un point de la pièce où elle se trouvait et que sur ses derniers mots dans divers plans la caméra attentive se serait un moment arrêtée dans un écho muet lourd et chargé comme quand par exemple elle avait fini de dire dans une scène vers le milieu du film : nous n’avions pas beaucoup à manger nous sucions longtemps l’intérieur des crustacés…

à son arrivée en Sicile elle touchait du bout des doigts sur la table à la nappe cirée ses papiers d’identité ; qu’elle aurait cherché ; trouvé sans y croire plus que ça ; qu’elle aurait posé là

dans son école d’acteurs tout un travail avait été fait sur l’interprétation physique sur scène de certaines qualités pouvant appartenir à des éléments des matériaux inorganiques ou végétaux des tissus des accessoires ou encore à des animaux voire à des couleurs c’est ainsi qu’elle avait eu à mimer entre autres un châle de feutre un collier de perles d’ambre un faucon du désert une roche calcaire la couleur rose ou encore un tapis persan ce dernier lui ayant fait revenir en mémoire les mille tapis dans les habitations de Saidnaya dont la sienne et qui maintenant sentaient la poussière la peur et l’exil et l’isolement alors qu’au cœur de leurs trames des centaines de fils, mêlés inextricables et sublimement colorés jadis ayant séduit les peintres les plus doués de la renaissance comme Véronèse Holbein ou Lotto qui s’en seraient inspiré et les auraient d’ailleurs illustrés en peinture ainsi mêlant l’Orient à des scènes d’intérieurs en Europe dont on aurait pu deviner que les vues tout en perspective et les cabinets d’amateur cachaient en réalité des routes des mers des terres lointaines en fait grâce à elles : des inventions picturales de motifs et de couleurs,  donc des centaines de fils contenaient des mondes des villes des dragons des serpents des figures géométriques soit toutes sortes de cadastres infinis et microscopiques -paisibles ou en guerre- dont un exemplaire des plus anciens long de 6 mètres avait été découvert un jour en Toscane et dont l’utilisation avait été celle en des temps plus récents de protéger du soleil les vitres d’une serre

A propos de sandrine cuzzucoli

Aime le temps suspendu en contemplant, lisant, dessinant, parlant, regardant le plafond, les visages, peintures, ciels.. Dans mes études passées mais encore présentes!: la littérature américaine, italienne, les beaux-arts, la traduction et d'autres choses depuis... Ecris en revue depuis environ 5 ans, dessine depuis plus, c'est un aller-retour constant un peu comme un Appel de la Forêt, le titre d' un des premiers livres de Jack London- que j'ai aimé!