Cette nuit j’ai rêvé que je marchais et que je me cognais à quelqu’un et que ce quelqu’un c’était moi qui, par le choc, éclatait. J’ai sursauté, j’étais mort.
Serait-ce le signe de mon licenciement ? Viré. Un rêve prémonitoire ? Nanar a déclaré que la boutique était déficitaire. On l’aurait deviné : pas un chat dans les rayons ou seulement quelques curieux qui veulent voir à quoi ressemble la restauration d’un tel édifice. De grand magasin mythique à temple du luxe. Je suis un de ceux qui accueille, je suis ce qu’on appelle un beau gosse et plus exactement un beau métis et c’est pour ça que je suis à la porte. Enfin pas encore ! Nanar a voulu un soupçon de diversité (comme ils disent) mais pas trop, pas question d’embaucher un beau noir d’ébène, ça non !
Je suis plutôt rigolo, toujours de bonne humeur et souriant. C’est ma nature et pourtant, j’ai été élevé à la dure. Je me souviens de la poigne de fer de mon colosse de père sur mon petit bras m’obligeant à m’asseoir si j’étais debout au moment du repas. Je me souviens du piment-oiseau avec lequel il frottait mes lèvres pour que je ne prononce plus les « caca-boudin » ou « putain » ou encore « bâtard ».
Malgré tout je restais un gosse joyeux. J’essayais d’aider ma mère, je me serrais contre elle, je l’embrassais, elle, elle ne prononçait pas un seul mot, sa bouche se tordait sous les coups et les larmes coulaient, j’avais l’impression qu’elle était déjà morte. Juste avant mes 16 ans, lors d’une dispute terrible, mon père m’a lancé contre le mur, j’ai rebondi et ma tête a heurté le coin de la table si fort que je suis tombé dans les pommes. Je crois que je dois la vie à la coupe afro que je portais à l’époque, mes cheveux ont servi d’amortisseurs. J’ai pris mon courage et ma rage à deux mains et j’ai demandé mon émancipation. Je suis parti vivre chez un cousin à Drancy en attendant d’avoir le bac et de trouver du boulot. J’ai quitté pour toujours la maison des coups et des larmes.
J’ai eu mon bac (j’en suis fier) et j’ai trouvé du boulot à la Samaritaine. Eh oui ! Tous mes copains m’envient, ils trouvent ça très classe de bosser là-bas, d’être au contact des très riches. Je gagne 30 € de plus que le smic. Les syndicats ont réclamé 50 € de plus pour les bas salaires mais Nanar a refusé. Pourquoi les riches sont-ils si radins avec leurs employés ? Réponse de Jérôme qui a de la bouteille : c’est comme ça qu’ils restent riches !
J’aime m’habiller en bleu, comme le bleu de la mer des Antilles, celle que je n’ai pas connue, mais ça me plaît d’ajouter une pointe d’exotisme à mon look. Le bleu pâle de la chemise tranche avec ma peau cuivrée et met aussi en valeur mes yeux bleu-vert. Je me dis que c’est peut-être d’avoir tant pleuré que mes cils se sont allongés, que mes yeux se sont noyés et qu’aujourd’hui j’ai ce regard de velours. Dans mon costume impeccable, je ne veux plus être le garçon chétif mais un beau gosse, je vais à la salle de sport 3 fois par semaine pour sculpter mon corps, juste ce qu’il faut pour avoir des pecs et des biceps. Parfois, je pense à ma Mamie, celle qui prenait soin de mes cheveux, qui mettait un peu d’huile de ricin après la douche pour les fortifier. Elle serait fière de moi, surtout de travailler dans un lieu si prestigieux, d’être si bien habillé et si beau. Elle articulait lentement cette sentence incontestable qu’elle répétait à chaque fois qu’elle me voyait : « Toi quand tu grandiras, tu feras un tabac. » Je ne comprenais pas mais je sentais que c’était un compliment.
Tiens, je l’ai sentie récemment ou plus exactement j’ai senti ses bras autour de moi, elle me serrait et me chuchotais : « j’avais raison, tu fais un tabac !» J’étais si heureux d’être contre elle même morte que je me suis lové dans son giron et là, je me suis endormi sans cauchemars. C’est qu’elle a raison la mamie, je fais un tabac, je m’amuse beaucoup, je sors beaucoup et j’ai beaucoup d’amoureux. J’adore être regardé, être désiré, être aimé. Ça me met dans un état d’euphorie de voir tous ces beaux garçons me dévorer des yeux. C’est la fête ! Ma voisine et amie Sybille, féministe jusqu’au bout des ongles, déclare : « Tu pratiques le polyamour » Elle sait mettre les mots aux bons endroits. Un de mes amoureux m’a murmuré dans un moment de grande tendresse : « J’aime qu’on t’aime ! »