BOOST #11 #11bis #11ter | La gravure d’Albina

Pour le Saut, des gestes à suivre scrupuleusement. La prise d’élan, il en faut pour passer la crevasse, et le cri « Tous pour Trois », et puis… Avant le jour, avaler la dose prescrite de liquide fluo que Bloom appelle P’tit-dej en riant comme un baleineau affamé, un mélange dont il était seul à connaître les proportions. Les ressources sont en baisse, et les quantités distribuées diminuent d’un départ à l’autre, mais ce matin c’était le départ d’Albina, qu’il a surnommé C’est pas vrai le jour de son arrivée à la Cambuse. 

Nous sommes trois, nous sauterons car déjà nos ancêtres sautaient. Nous chantons les mots gravés des mémoires.

Elle avait été assignée auprès de lui par Borah. Pour l’assister. Le surnom c’est parce que Bloom et elle se connaissaient d’avant, Borah disait toujours ça — d’avant – même si à l’Alpage, d’avant remontait aux calendes depuis lurette. Bloom et Albina se connaissaient d’avant alors se retrouver pour le travail aux heures blanches et touiller les gamelles, « C’est pas vrai » disait beaucoup. Ça venait de Bloom qui rigolait toujours quand Abina imissait un mot dans un autre, comme le jour où un petit nuage — à la façon des affabuleries que chantent les MaPa à leurs ch’tiots — un nuage, là au-dessus des têtes, chatouille la gorge, pique le nez, et vite vite, deux ou trois rapides et agiles à lancer la tentation de capture, un jour de chasse la Water. Ça venait de Bloom, le jour du nuage quand il avait donné un coup de menton façon de dire : Ça t’en bouche ! Albina clignait l’œil, trouillait un peu puis bombait le torse, et lançait : Ce petit nuage à l’air bête. Bloom avait rigolé de son air bravache : T’en rate pas une. Les mots, ça la réplique, et zou ! Elle repique : L’air bête à manger. À condition de foin. Broom resta bouche ouverte et le rire démarrait, léger puis passant de bouche en bouche, plus fort, plus profond, la communauté entière prise de fou rire riaient plus fort à chaque fois qu’une ou l’autre répétait : Bête à manger. À condition de foin. L’attrape Water avait été manquée, mais la mémoire de la Fin des Bêtes, des prés qui les nourrissaient et leur disparition dans un nuage rouge blanc, donnaient aux mots transcollés d’Albina une note irrévérencieuse et inhabituelle. Pour une fois, le nuage s’en était tiré à bon prix. À l’Alpage pour garder les souvenirs, on les gravait dans la pâte. Les allusions hors pâte, voilà de quoi s’attirer un surnom. 

Nous sommes les Sauteurs, nous affronterons les mutations, hanches, genoux et os. Nous chantons les mots gravés des mémoires.

Le matin des départs, Albina s’asseyait devant sa place, auprès des deux autres sauteurs. Des lettres de couleur orangée flottaient dans son bol de mixture — deux D pour Double-Dose.

Bloom, tu déconnes. La mise en garde battait mes tempes et j’hésitais. Ce matin d’avant le Saut, tu trahirais la gosse ? Bloom, tu déconnes. Sois fidèle au moins une fois. Sauve lui la vie. Révèle-lui le secret des Sauteurs et sauve-la. Trop tard. Il est trop tard. Il y a encore deux ou trois siècles on pouvait dissimuler et espérer, mais depuis la Pâte, son règne et son manque, chaque Saut appelait à sacrifice. Une attaque de Agou-Agou et une mort déchiqueté, un retard et un exil, une transmue incomplète et un état mi-animal sans retour. Borah, la voix de la Caverne me tient a la gorge. J’ai mis deux D dans le P’tit Dej d’Albina, pauvre gosse, ses joues ont rougi de joie et de remerciements. Des préparations Double Death, pas Double Dose, pauvre gosse encore si ignorante. Elle a tout avalé et maintenant elle écoute la fanfare de Flûtes, les profanateurs de sons nous rendent sourds, dans la foule ça souffle, ça huhlule à la façon des traditions gravées dans la Pâte. Mon cœur explose et je dois survivre — tant pis pour elle, Albina n’est rien, de la mauvaise chair à Pâte, une récolteuse qui ne reviendra pas. Qui en aura le souvenir ? Sa vie ne sera pas gravée, mis à part un bon mot peut-être, à répéter sans en connaitre l’origine. Au moment du cri — Tous pour Trois — je hurle ou crois que je hurle. Ne sautez pas. Mon appel se perd dans la note infernale du chef flûtiste. Le trio de L’Alpage franchit la Porte Sombre. Y’aura pas de fleurs pour Albina.

 Abina regardait les lettres tournoyer dans son bol puis d’un coup de cuillère, les faisait disparaître. Son tour pour le saut était un jour tout indiqué pour une DD, le saut demandait énergie et inconscience, la potion les décuplait. À l’Alpage, les effusions étaient mal vues, les cri-cri, les bla-bla, les inutiles bruits de bouche, Bloom parlait clair : double dose de D égale soutien et espoir en retour. Au moment du saut, le P’tit Dej aurait son importance quand hanches et genoux sortiraient de leurs articulations, que les os s’épaissiraient et s’allongeraient, dessinant des silhouettes moitié louves moitié sauterelles, et une fois posé le pied de l’autre côté, les jambes à redevenir ordinaires tordraient les génétiques, et en avant pour la Longue Marche de la Nuit Entière. 

Nous cherchons ce qui se voit, nous remplissons nos poches ventrales, nous dansons l’aurore. Nous chantons les mots gravés des mémoires.

Sacré Bloom, un être rare, sur qui je compte et ça compte. À l’Alpage plus rien ni personne ne compte. C’est à cause de l’Avant. Celui où Bloom était mon grand-père, me donnait du miel et savait trouver du lait dans le ventre des biches. On essaimaient dans la même généalogie depuis trois ou quatre mille décennies, et j’avais avec lui une masse de trucs en commun, le nez, les yeux, la peau, la forme des ongles, nos mêmes cheveux couleur citron. Personne n’avait plus vu de citrons depuis la Pâte, mais les cheveux portaient encore ce nom. Nos pieds aussi. Pareils. Larges et palmés. Leur voûte plantaire un peu trop creusée pour être confortable, mais Bloom savait nous tailler des semelles à glisser dans nos chaussures. Ça me faisait peur que Bloom et Borah se disputent à cause de moi. Leurs façons d’articuler Al-Bi-Na. Une peur floconneuse, couleur mort dans les yeux. Bloom se souvient. Une rareté de caractère, pareil au mien. Nul besoin de graver chaque petite humeur pour la retrouver à l’envie. Le mot pour l’évoquer suffisait. On évitait de le faire savoir, on faisait semblant de graver et de chanter les gravures. On savait quoi faire et comment. Bloom disait Ça suffira. Je l’écoutais, et je le croyais. J’aimais le croire. On saura comment s’y prendre et ça suffira. Ce matin j’avais craché le P’tit Dej, sans avaler les deux D préparés pour moi. Bloom aurait du le deviner. S’en souvenir. Son don se fanait. Bientôt je serai le prochain Bloom. Je connaissais les formules par cœur et j’avais remarqué que Borah avait des vues sur moi. Plus qu’à jouer serré. Bloom m’avait trahi, il me faudrait le graver pour que l’histoire soit chantée et jamais pardonnée.

Nous rions. Nous rions. Nous rions. Albina trancolle et nous rions.

Sauter déclenchaient la fermeture de la crevasse autour de l’Alpage, un fracas dans le Vide Noir. Sitôt la mutation opérée, les Sauteurs disparaissaient à la vue de Bloom et des autres, ne comptant que sur eux-mêmes pour l’Arpentage des Hauteurs Bleues, espérant bonne récolte de « ce qui se voit », en évitant d’être la proie d’un Agou-Agou, monstre ou arme que personne n’avait pu décrire encore, mais dont tout l’Alpage connait le bruit d’approche, synonyme de terreur dans les récits fabulosés des PaMa. Et puis rentrer. Respecter l’Ordre des Choses, sans se perdre, récolter toute la nuit et au matin chanter devant la Porte Sombre, la Pâte bien à l’abri dans les poches ventrales, de la pâte de Temps, pour y graver les Inoubliables mais aussi les Rectifications. À intervalle régulier, un trio bien préparé se voyait ouvrir la Porte Sombre au son des flûtes. La fanfare jouaient un air connu et pourtant improvisé, semblable à un appel de crapaud ou un passage d’essaim, l’assistance muette et immobile, respirant bruyamment jusqu’au fond des cages, amplifiait chaque instant. Au signal de la dernière note, celle qui vrille les oreilles, les Sauteurs prennent leur élan. Un. Deux. Tous pour Trois. Saut de transformation. La crevasse et la nuit les avalent. 

Depuis quand Bloom et la descendante ont-ils su qu’ils avaient accès à leur Zone Souvenir, que leur cerveaux hérités des Voyages etaient encore fonctionnels. À se demander si tout n’est pas décidé d’avance. Ferme-la Borah, tu vas dévaler la pente. Et il reste si peu de Pâte. Allez, sautez une bonne fois, Trio du Jour, allez affronter ce qui ne se raconte pas, aller ramasser ce qui se voit, allez découvrir ce qui se cache, et rapportez la récolte, nourrissez Papa Borah, Sauvez Maman Borah. On s’occupera de Bloom à la prochaine Révolution Solaire. Albina est maline, pas assez pourtant.

Nous sautons, nous affrontons, nous dansons, nous chantons.

A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ

Une réponse à “BOOST #11 #11bis #11ter | La gravure d’Albina”

  1. ah je me disais aussi, où est la 14 ici, dans ce texte sauteur? Mais tiens tiens je ne te connaissais pas ce ton, si alerte (certes j’ai pas tout suivi mais tu mutes sans cesse…)