Nous criâmes avec la cloche, au loin. Avec le tracteur de la route qui descend. Avec son moteur. Avec le galop du cheval. Avec sa robe trempée de sueur. Avec la neige de l’arbre qui donnera des fruits demain. Nous criâmes mais. Le coup détona. Le cheval s’arrêta. Il virevolta. Se retourna. Nous fûmes sous son regard : Il avait de très grands yeux. Son grand corps chancela, il s’affala, lent, comme retenu par l’air. Puis il bascula sur le flanc et sa robe était encore parcourue d’éclair. Il eut un sursaut et se figea.
moi je crois que le cheval ne voit pas comme les autres je veux dire pas comme moi ni nous qui le regardons nous les enfants et je deviens plus grande dans ses yeux même si le cheval en vrai reste plus grand que moi qui suis si petite et plus grand que mon frère et nous qui courrons après lui Est-ce que le cheval se voit lui-même plus grand quand il se penche et qu’il boit dans la flaque de l’étang Foutaises dit mon frère Foutaises moi je crois que si le cheval me voit grande c’est pour que nous soyons pareils lui et moi et que j’entre dans son monde alors il me prend dans ses yeux avec douceur sans les couleurs peut-être parce que le cheval ne les voit pas comme je les vois pas comme elles brillent mais il peut sentir avec sa peau Il ne voit pas le rose et le bleu ce soir du ciel qui descend comme une peinture à l’eau Il sent l’air qui tourne autour il sent nous Est-ce que mon frère voit comme moi quand je dis regarde cette fleur il ne voit pas la fleur ni sa couleur il ne la sent pas il voit la boue autour et il crache Je crois que personne ne voit pareil Je regarde ses mains qui remuent la farine Elle boulange dit mon frère il va pleuvoir Je regarde et je vois autre chose dans le mouvement de ses mains il y a un mot, enfouir : mettre en terre dans un trou creusé à cet effet et jeter de la terre par-dessus pour le cacher c’est un verbe je l’apprendrai il ressemble à un autre verbe quand il t’ vient à l’ oreille – enfouir – enfuir
L’odeur de la terre, celle de sa peau, quand nous courrions après lui, au galop, en riant, de toutes nos jambes avant le sang , je la chercherai toujours, même maintenant que je suis mort. On n’a pas su vraiment. C’est parce qu’elle n’avait pas payé? elle n’avait pas payé parce qu’elle avait payé plus que son dû. Elle avait payé de sa chair – de sa peau il faut dire-, cette peau qu’elle avait dure. Alors il l’a tué, pas elle, le cheval. Et tout a changé. Elle arrive avec ses bottes et la hache, elle dresse la hache ; je suis loin mais je vois ses yeux, le regard furieux ; quand j’y pense je vois deux cailloux : elle avait ce regard après nous, de cailloux noir ; elle aurait pu nous tuer, elle le disait – j’en ai le droit après tout c’est moi qui vous ai faits. Avec ses mots elle blessait plus fort qu’à la hache; des fois ça tombait, de vrais coups, avec la chambrière ou le plat de la main. Je préférai les coups. Les mots ils ont usé ma vie. Elle saute la barrière; je ne sais pas comment, on dirait qu’elle vole. Elle court avec la hache, dans ses bottes qu’elle portait pour le monter à cru, la nuit souvent quand nous dormions elle le tirait de l’enclos jusqu’aux bois, chevauchait, après, elle sentait comme lui, le matin encore, comme lui ; même le lait sentait lui, même le pain de ses mains avait l’odeur du cheval ; elle court d’abord vers nous puis elle bifurque et elle saute la barrière du côté de l’arbre, elle court après lui qui s’enfuit; elle porte son foulard le bleu, il retient ses cheveux, le nœud du foulard lui fait comme une queue de cheval qui bat dans son dos à mesure qu’elle court et s’enfouit dans la boue
C’est qu’il n’y a rien d’autre à faire maintenant qu’Ils dorment. S’il y avait juste un peu de lune comme quand on l’a tirée de moi aux fers. Sa tête qui avait eu tant de mal à passer même après les quatre autres, le crâne déformé comme un fromage mou qu’on a trop serré dans le chiffon pour en presser le petit lait avant de le mettre au frais avec les autres. Il fait noir, même avec la torche, mais assez pour voir ses grands yeux vidés de moi. Alors oui maintenant il n’y a rien à faire que débiter et mettre en sacs. Pour la tête Il faut creuser un trou. Loin. Dans le bois. Profond. Et l’enfouir
Cette force, toujours cette force. Terrible. Merci Nathalie.
l’animal sent avec sa peau, surtout le cheval avec cette peau si douce des naseaux qui frémit
une première image qui me vient à la lecture des premières lignes et puis je dois m’y accrocher pour tenir bon et rédiger ce commentaire, car tellement dure la scène de la hache, pourtant « Avec ses mots elle blessait plus fort qu’à la hache »…
le dernier paragraphe le démontre, si terrible, en même temps magnifique de puissance….
(ça n’a (presque) rien à voir mais la tête du cheval et ses yeux qui te tiennent m’ont fait penser à la scène (de terreur) du parrain – tu tiens sûrement quelque chose là…) (Trop bien)
On a envie d’aller voir ce qu’il y a derrière ces mots-là, les soulever comme on le ferait d’un rideau, quelle puissance les pousse vers nous pour qu’à ce point ils nous submergent. C’est très fort et… glaçant !
Quelle fascinante chambre d’échos!
Merci de vos retours précieux , Ugo, Françoise , Piero, Serge , Emmanuelle . Quelle aventure cette 11 en rhizomes !